L'homme hoche la tête ; il a dédaigné le feu pour poser son regard sur l'ancêtre. Trop choqué encore pour le narrer lui même, un signe de main intime au vieillard qui n'attend que ça de reprendre son récit. Envie, peut être aussi, de s'assurer qu'il n'a pas rêvé, que leur récits, cauchemardesques à son avis, concorderont ?

- S'il est décidé à vous sauver, c'est une paire de bêtes qui vous tiendra lieu de guide. Imaginez, hardis vagants, un fauve à chacun de vos cotés, ouvrant la voie dans la forêt. La pale clarté nocturne pour ombrager les broussailles et les traîtres racines, promptes à renverser qui n'y prend pas garde...

Il les prévient toujours, ceux à qui il donne une chance. Ses bêtes vous guideront jusqu'à l'orée du bois, dans la direction qu'il vous plaira d'avoir demandé ; à la simple condition de ne jamais trébucher. Ce faux-pas là serait votre dernier et les bêtes repues s'en retourneraient à l'alpha. A l'orée de forêt enfin, gardez-vous de filer, vauriens ; mais offrez quelque nourriture aux bêtes ou devenez pature.

En échange de quoi, vous gagnez le périple sans doute le plus mémorable de votre existence, même pour vous voyageurs qui venez de loin et suintez toujours d'un peu de mépris pour les gens du coin...

La voix enfle à nouveau, s'élève dans la salle attentive -et non silencieuse ! La narration est ponctuée de ces clameurs étouffées, exclamations diverses du public assidu, dont les silences mêmes contribuent au récit.

- Imaginez, voyageurs ! La lune pâle, qui peine à traverser les bois obscurs ; silhouettes sombres et tortueuses des arbres entre lesquels serpente une piste, pas même un chemin non mais une de ses sentes utilisés plus souvent pas les bêtes que les hommes. Et dans ce décor fantastique, vous marchez. Marchez à votre rythme sans doute, mais encadré par les gardes les plus féroces que vous puissiez trouver. Gardent-ils le vagant égaré, ou les bois qu'il n'est pas sensé profaner ?

Vous avancez en silence, ce silence troublé par votre pas et les mille bruits des bois. Et deux respirations douces à vos coté, les frôlements discrets de fourrure quand la piste se resserre.

On dit qu'ils marchent à votre pas. Mais trébuchez, touchez des mains le sol et vous ne vous lèverez jamais : le Meneur ne sauve que les égarés au pied sur.

Bien sur, voyageurs, votre pas est assuré, vous qui êtes familiers des marches en tous lieux et temps. Jamais ne trébuchez ? Mais jamais non plus n'êtes vous si bien accompagné. On dit que certains ne supportent pas ce périple au silence effrayant ; qu'ils s'élancent à coeur perdu dans les bois, fuyant ces fauves trop courtois. Mais qui coure éperdument dans le noir, toujours une racine fait choir. Et c'est alors la curée ; le Meneur ne sauve que les égarés pondérés.

Cheminez lentement et prenez sur vous la présence des bêtes, le regard jaune qui brillera régulièrement des coups d'oeil lancés par eux à cette proie protégée. On dit que certains ont même apprécié l'aventure, avançant paisiblement dans un univers qui devenait leur. On dit même que certains auraient fait demi-tour et rejoint le maitre en son séjour.

D'autres enfin, comme toi l'étranger, prennent sur eux et prient en surveillant leurs pas, jusqu'aux lueurs lointaines révélant la fin des bois.

Alors il faut payer et partir, remercier les dieux ou son adresse mais avant tout les deux créatures. Il arrive parfois que les fiers voyageurs, retrouvant le chemin, les feux d'une ville non loin, en oublient les bêtes qui l'ont aidé pour accélérer le pas loin d'elles. Il ne courent pas longtemps. Il arrive parfois que l'égaré, ayant retrouvé son village, vexé de s'être perdu, d'avoir été ainsi secouru, ne s'en décide pour une battue organisée. Il peut en effet retomber sur la meute... mais mieux vaut pour lui que le Meneur soit d'humeur à rester, invisible, à les observer.

Le vieillard se tait à nouveau, s'engonçant dans son siège.

- Il est le Meneur. Il sauve les uns et prend les autres, entre ses bras, entre ses crocs, qui peut dire du destin des disparus ? Ils sont peut-être des apprentis Meneurs qui succèdent au Maitre de chasse. Qui sait ce qu'abritent les bois obscurs quand la nuit en tient les hommes au loin ?

A vous de transmettre le conte, voyageurs, de l'oublier, d'en rire... ou de vous aventurer à en faire partie. Certains y croient et d'autre pas, le narrent ou l'omettent ; mais il se transmet et comme l'histoire toujours court le Meneur, du moins s'il faut en croire d'effrayés voyageurs.

Il est le Meneur, dont les femmes et les vieux promettent les crocs aux garnements dissipés ; mais dont les conditions sont répétées à ces mêmes enfants, au cas où ils s'égareraient un peu tard. On dit ici qu'il n'est pas question d'y croire mais seulement de savoir.

''Enfin l'homme se tait. Bruissements discrets tandis qu'on bouge un peu, libérant un mollet engourdi ou ramenant sur soi quelque pan de vêtement. L'âtre tire encore aussi bien mais l'air semble un rien refroidi et certains frissonnent.

Lentement, l'aubergiste traverse la salle en direction du conteur. Murmures échangés, tandis qu'il passe un bras autour du torse maigre, l'aidant à se lever doucement, et lui fait traverser la salle à pas mesurés vers l'escalier qui mène aux mansardes, sous les regards pensifs, amusés ou indifférents des convives.

Sous le bras musculeux du tenancier, une cape épaisse enveloppe la carcasse osseuse pliée en deux ; l'obscurité permet tout juste de deviner une fourrure. L'odeur fauve en revanche ne laisse aucun doute.''