Tous des demeurés. Vous auriez vu le regard qu'il m'a lancé ! Vas donc, crétin ! File droit, rentre chez toi... Non tout de même, il serait malvenu de vouloir à qui que ce soir un âtre froid. J'en fais assez les frais pour ne le souhaiter à personne et puis il paraît qu'un pèlerin se doit d'être bon et charitable. Enfin, il paraît tout autant que vous êtes sensés l'être avec nous autres cheminants du Dieu. Hé toi là haut, tu voudrais pas y mettre ton grain de sel ? Entre libre arbitre et commandements, j'imagine qu'il n'est pas toujours facile d'intervenir. Même pour le très célèbre omnipotent qui sait toujours s'il faut ou non agir.

Ah ? Non, autant laisser tomber. Aux bruits et sans s'être retourné, on devine la voiture du rupin calfeutré. J'aurai juste de la chance si j'arrive à...

Salaud. Une belle éclaboussure, voilà tout ce qu'ils m'auront laissé en souvenir. C'est vrai qu'au point où j'en suis, ça ne change finalement pas grand chose, mais enfin... Hé, toi là haut, contemple un peu la charité qu'entre elles tes créatures se portent.

Même un coin de place au coté du cocher m'aurait contenté.

A tout prendre rien n'est pire qu'hier ou l'heure précédente. Mais l'envie, si grand péché soit-elle, brûle et empire assurément les conditions de marche : la vue de ces deux équipages va m'accompagner longtemps dans la solitude de ma piste boueuse. Fort à parier que même les bêtes auront plus tôt que moi le bonheur d'un toit.

Une journée de plus à marcher et sans doute encore un moment à patauger avant que de trouver où m'abriter. Si seulement la pluie pouvait cesser. A se demander pourquoi c'est dans une source qu'ici l'on te vénère, hein là haut ? Si vraiment ton sacré est dans l'eau, je t'assure que je suis saint jusqu'aux os. Il paraît que la flamme des martyrs les baignait de douceur même au coeur des malheurs -et tu sais qu'ils en ont connus pour ta gloire. Sans doute ne suis-je pas assez saint et beaucoup trop loque humide.

Serait-ce encore un passant ? Au bruit qu'elle fait, la carriole n'est plus toute jeune et le bois exprime assez bien des années d'usage. A l'allure où elle se traine, la carne entre les brancards est elle aussi en bout de course. Entre compagnons d'infortune, peut-être aurais-je une place sur le siège ?

Pas bavard le vieux. Grand échalas tout maigre, planqué sous son feutre -mais comment ne pas lui donner raison-, il ralentit à peine le pas pour me permettre de grimper. Son équipage fait un bruit de tous les diables, grincements répétitifs qui ont un je ne sais quoi d'angoissant. Mais au moins il m'a fait une place au banc de cocher.

Il conduit étrangement, restant debout comme si ça n'était pas déjà assez inconfortable ainsi. Réfugié à l'extrémité du banc quand je suis monté, comme s'il craignait d'être frôlé. Vrai qu'avec sa gueule, j'aurais sans doute pas grand mal à le mettre à bas et me tirer tout seul. Enfin, m'enfuir au pas, seule allure qui semble convenir au canasson las. Pauvre bête. Mais bien content tout de même d'échapper à la boue, même si c'est en compagnie d'un vieillard qui ne parle beaucoup. A peine un geste esquissé pour évoquer la direction -il suit la route et m'en voit fort aise.

Pour le reste... Revient-il d'un marché, est-ce la ville qu'il veut gagner ? Autant causer à un sourd. Mais le plus sympa, toujours, que j'ai rencontré jusque là. Tiens d'ailleurs, merci là haut, si c'est pas le compagnon le plus bavard, c'est tout de même un bel égard.

Tiens, marrant ça. Ce que j'ai pris de loin pour une chambrière, qu'il a en approchant rangée derrière, c'est en fait une faux. Quelque chose de bizarre avec l'outil d'ailleurs, l'a l'air monté à l'envers. Sans doute pour faucher quelques espèce du coin... J'avoue qu'il y a pour moi un monde entre les sillons dans les champs et le gruau revigorant. Qu'est ce que je ne donnerais pas pour un vrai repas. Allez tiens, si on croise une auberge tantôt, je paye au vieux un diner chaud. Et même une musette au canasson, qui n'a pas dû voir de grain depuis quelques éons.

Même toi la haut tu n'y trouveras rien à redire, non ? J'esquive un peu la boue pour mieux nourrir ces deux vieux clous.

Ah justement, un village. Marrant, la carne ne presse pas le pas alors que toutes les bêtes que j'ai pu connaître accéléraient en sentant l'écurie. Peut être trop fatiguée pour ça... J'en ai presque des remords d'être monté avec celui-là. Mais c'est qu'il m'a l'air un peu important en plus ce hameau, l'occasion de tenir ma promesse et réchauffer nos vieux os.

Mais ? A l'entrée du village, aux premières maisons le voilà qui s'arrête. Peut être une vieille connaissance à saluer, mais compte-t-il y rester ? Doit pas avoir l'habitude de la compagnie, vous auriez vu le regard qu'il m'a lancé quand j'ai évoqué l'inviter... L'en revenait pas, mais a tout de même fini par acquiescer et m'a fait signe de rester tout en descendant du siège. Qu'il fasse vite, la carne et moi on est encore trempés et il fait froid.

Il prend le temps d'aller chercher la faux ; sans doute histoire d'en montrer l'emploi pour moissonner je ne sais quoi.

Les gens d'ici, quand même de sacrés ahuris. Faut voir les regards qu'ils lancent à l'équipage resté dehors, à croire qu'ils n'ont encore jamais vu un passager trempé. Avec l'allure que je dois tirer, je veux bien un peu effrayer mais quand même de là à sembler traumatisés... Notez, de ce que j'en ai vu c'est peut être inhabituel qu'un cocher prenne passager. Allez quoi, je ne lui ferai pas de mal à votre ami, j'ai même prévu de lui payer un bon frichti. Rien de mieux pour délier la parole qu'un repas chaud, un peu de gnôle.

Justement, le voilà qui revient en trainant le pas. Pas l'air franchement jouasse, allez mon gars ! On va se réchauffer et oublier ces crétins qui n'ont pas l'air de t'avoir accueilli à bras ouverts.

Allez, assied-toi va c'est bien assez inconfortable comme ça.