Ainsi soit-il : je partirai. J'irai vers l'ouest, car c'est le matin que l'on marche le mieux, car c'est à l'aube que partirai. Avant même qu'elle ne blanchisse la campagne, juste avant quand tout n'est que nuances de gris. Les nuances de gris, voilà qui deviendra ma vie, sombre et pâle mais jamais trop visible, lourde ou éthérée mais jamais trop en vie. Les nuances de gris, comme les cadavres et le bois mort, comme le vieux chaume abandonné.


Ainsi soit-il : je partirai.

Et je serai le mort en marche et je ne m'arrêterai pas.

Le prix est fort pour ne pas t'avoir aidé, sais-tu ? Mais soit, qui s'élèverait contre la malédiction qui le touche ? Je lèverai souvent le poing au ciel, cela est certain. Mais ne sommes nous pas les fidèles qui te suivent toujours ? J'ai simplement refusé d'offrir un peu d'aide à ton fils ; toi qui n'est pas qu'amour tu m'as maudit et j'en prends bonne note -j'aurais fait de même, quoiqu'en sans doute moins efficace, si l'on avait refusé quelque bien à mon enfant.

Ainsi soit-il : je partirai. La main se ferme déjà sur le bâton, les pieds soigneusement chaussés se mettent en marche.

Moi qui ait toujours dormi du sommeil du juste, de l'artisan épuisé qui n'a pas de temps à perdre en simagrées, je me suis réveillé cette nuit au beau milieu de l'obscurité. Je sais cependant qu'il me faut marcher, je sais aussi qu'il me faudra partir avant l'aube, tandis que la maisonnée dort encore. Je partirai et ce n'est pas seulement moi que tu maudis, en laissant ma famille et mon commerce aux mains du premier venu...

Ou peut-être est-ce mieux ainsi. Il est vrai que l'on devient lucide alors que les pieds marchent seuls, dans les ruelles encore connues, alors que l'on n'a pas encore, sans doute, pris toute la mesure des jours à venir. Et dans la lucidité qui vient, alors que je pars poussé par ta malédiction, je sais qu'il est peut-être bien, finalement que je m'en aille. Mon épouse échappera au deuil et même si l'on murmurera sur ce foyer incapable de conserver son père, elle trouvera vite un homme pour me remplacer. Peut-être bien ce jeune apprenti qui lui faisait les yeux doux depuis longtemps.

Qu'importe ! Je marcherai. Il n'est plus rien ici qui doive m'attrister car je sais que je ne vous reverrai jamais. Alors je marche et je marcherai, jusqu'à ce que la semelle de mes sandales s'effrite au vent, jusqu'à ce que la corne pousse sous mes pieds et la barbe sur mon ventre pour cacher ce qui doit l'être une fois que mes vêtements de bonne laine auront filé en poussière.

Cela prendra longtemps. Mais je sais bien aujourd'hui ce qu'il en est.

Ainsi soit-il : je partirai.

Et c'est avant l'aube qu'il me faut partir car je connais la teneur de ta malédiction, je sais bien qu'il me faudra toujours partir. Moins par la force de mes pieds qui m'entraineraient que par la volonté de ceux qui, jamais, ne voudront plus m'accueillir. Je serai l'errant.

Je ne t'en veux pas, sais-tu, pour la malédiction. J'eus fait de même peut-être et qui sait même sans doute pire car je suis lâche et méprisant, indifférent et méprisable. Qui sait ce que j'eus fait de tes pouvoirs ?

Qu'importe ; il ne relève pas de moi d'en user, tout juste de souffrir ceux que tu m'imposes.

Déjà les portes de la ville, qui se dessinent à peine tant l'obscurité reste épaisse à cette heure. Elle est belle ma ville ; je ne l'avais, je crois, jamais arpenté de nuit. Une première et une dernière. La faune qui l'habite en ce moments, chats maigres et femmes fardées, boulangers déjà derrière leur four... Chiens errants dans les déchets. Chiens errant comme je suis maintenant, piétinant les immondices que je ne me donne même pas la peine d'éviter. Quelle importance de tâcher ma robe à présent ? Ce n'est plus elle qui m'ouvrira les portes que tu as condamnées à se claquer toujours devant moi.

Ainsi soit-il : je marcherai. Dans les champs déjà l'on devine un peu mieux l'aube au loin, vers l'est où je n'irai pas. Non, je suis le maudit : je fuirai ta lumière et poursuivrai les ombres, je tourne dos à l'aube que ne méritent que ceux qui sont installés chez eux, pour me jeter dans les routes et l'obscurité.

Oh elle finira bien par me rattraper, cette aube grise et froide. Mais permets-moi d'y voir le rappel qu'un jour peut-être, ton pardon fera de même. Chaque matin le jour me rejoindra, afin qu'un jour peut être la mort fasse de même.

Car je n'espère pas m'arrêter avant cela. Je sais tes malédictions et que le temps n'est rien pour elles ; non il faut juste espérer atteindre un jour une rédemption.

Mais d'ici là je marcherai ; j'ai à peine franchi les portes de la ville et même si déjà le chemin m'est moins familier, il n'est plus que celui des jours de grandes foires deux fois l'an, je sais pourtant n'en être qu'au début du chemin.

Les journées seront découvertes à présent. Il ne sera plus question de travail bien fait, de famille à nourrir et de comptes à la bougie. Il ne sera plus question de rien d'autre que mes pas sur les chemins de poussière, jour après jour et sans cesse. Je sens déjà qu'il n'y sera même plus question de la faim ni peut être même du sommeil.

Les journées seront découvertes à présent ; chaque matin une nouvelle aube sur un nouveau paysage. Chaque jour de nouvelles villes ou de nouveaux pans de campagne.

Et pourtant je sais que les journées se répèteront vite. Chaque jour chassé d'ici pour là bas, chaque jour avancer encore au rythme de mes pas, sans urgence et sans hâte mais sans cesse et sans relâche. Je suis le mort en marche, le condamné à l'errance et pour toujours arpenter la terre où plus un seul être ne voudra de lui.

L'idée me fait horreur quand j'y pense ; il vaut mieux sans doute ne pas trop la peser et continuer de marcher.