La campagne est belle dans l'obscurité. Puis-je ne pas trop vite m'y habituer, à marcher vers les ombres et la noirceur, tournant dos à la pâle aube si froide. Non j'ai tourné dos à ta lumière et sans doute finirais-je par le regretter. Mais j'aurai d'ici là arpenté peut-être un bon bout de ce qui peut se faire et l'on peut espérer qu'alors les paysages auront assez changé pour encore m'émerveiller.

Oh je sais bien que je me lasserai. Je n'ai jamais été voyageur, les sorties de la ville se comptent en foires annuelles et la nécessité de s'y approvisionner. Est-ce ma faute si l'on trouvait tout dans la ville où je suis né ? + Nous n'étions pas riches mais nous nous en sortions bien. Aux jours de fêtes -et n'étaient-ils pas nombreux ?- la table croulait sous les mets, les invités dansaient dans la maison, faisaient voler la poussière de la rue jusque dans les moindres recoins de l'habitation qu'ils envahissaient. Mon épouse râlait mais je savais bien qu'elle était fière de les accueillir et leur montrer ce que nous avions à offrir.

Moi pour tout dire tout cela m'emmerdait un peu. C'est vrai que j'aimais bien économiser, offrir de temps à autre un châle magnifique à mon épouse ou notre fille et même nous acquérir quelques livres. Mais gaspiller ainsi les économies pour ceux qui se proclamaient amis quand la porte s'ouvrait... Qui ne se proclamaient amis que lorsque la porte s'ouvrait.

Je sais qu'il en était de vrais, que certains réellement nous aimaient bien. Mais chacun son ouvrage et son salaire, voilà qui était ma conduite. Le notre était difficile et pourtant marchait bien, nous n'économisions pas nos efforts.

Les plaisirs n'étaient pas rares mais le labeur continuel ou presque, il était tout le temps quelque chose à faire -et cela était bien ! Un artisan sans ouvrage ne fait pas long feu.

Oh c'est certain que cela va me changer maintenant.

Si c'était à refaire sans doute le referais-je tu sais ? Ne sachant pas ta malédiction ; je me serais retenu si j'avais su ce qui m'attendait, évidemment. Mais l'homme était là, passait devant moi sous les huées et le fouet, sale et répugnant, lui qui incitait les foules à changer, sans promouvoir aucune révolte il déplaçait des montagnes et blasphémait sur la foi. Qui eut cru que tu le soutenais ? Peut-être faisait-il bien partie de toi, mais alors il est bon que je sois parti des textes sacrés car définitivement c'est que je ne les avais pas compris.

Ainsi soit-il : je marcherai.

Ni récriminations ni huées, ni crachats ni malédictions pour répondre à la tienne. Je marcherai.

Je l'ai vu mourir là bas pourtant et tu semblais bien l'avoir abandonné, comme depuis longtemps déjà. Oui j'ai craché avec la foule et me suis rangé avec les forts. Avec tes servants aussi, premiers à le condamner. Il est vrai aussi que les suivre, eux, avec leurs costumes et leur autorité, voilà qui avait de quoi rassurer.

Il apportait le chaos. Jetait hors de chez eux les artisans, les honnêtes gens.

Il parlait d'amour et que savait-il de l'amour, lui qui n'avait ni femme ni enfants ? Et moi je bouillonnais lorsqu'il passait dans notre rue, lorsque ceux qui l'écoutaient passaient à leur tour. Que ma femme fermait la porte, ordonnait aux enfants de rentrer. Me suppliait de ne pas les laisser emporter notre fils. Oh mon fils ! Chair de ma chair, éternelle fierté, qui m'en voulait parfois de ne pas le laisser aller les suivre.

Nous avions vu ce qu'il avait fait aux pêcheurs, qui avaient fini par déserter leurs filets et leurs barques. Qui alors pour s'occuper des mères restées en arrière ?

Jusqu'à la sienne, vous l'auriez vu... Belle femme, forte et débrouillarde, malgré les rumeurs et le déshonneur qui restaient à peser sur elle. Bien des hommes se serait désignés pour la récupérer, même enceinte jusqu'aux sourcils, si son promis n'avait pas voulu la garder dans cet état qui les entachait tous deux.

Et triste, triste à mourir presque, lorsque ce fut le tour de son fils. Aucun parent ne devrait enterrer son enfant, à plus forte raison dans ces conditions.

Mais il l'avait cherché tout de même. Il apportait le chaos et je ne voulais pas du chaos. Je voulais continuer ainsi que nous faisions, t'adorer à nos manières, transmettre à mon fils l'échoppe patiemment bâtie, le travail de plusieurs vies. Il se débrouillait déjà bien mais pas encore assez pour prendre ma place. Que deviendra ma famille à présent que tu m'as jeté sur les routes ?

Peut-être sont-ce là les pires tourments de ta malédiction, partir et souffrir au loin sans savoir jamais ce que seront devenus les miens. Chair de ma chair, mes enfants. Mon épouse. Je ne puis qu'espérer que tu as montré plus de miséricorde que moi, que mon errance ne se payera pas pour eux d'un prix plus élevé que la disparition du père.

Ainsi soit-il, je marcherai.

Jusqu'à ce que mes semelles se fassent poussière, jusqu'à ce que ma barbe blanchisse et jaunisse, que les rides creusent des sillons poussiéreux sur mon visage citadin qui apprendra les rigueurs du dehors.

Et je sais bien pourtant que cela n'est rien. Que l'essentiel de ta malédiction n'est pas la marche et son inconfort mais bien ce que veut dire cette marche infinie.

Ainsi soit-il, je serai l'errant et le maudit.