Les regards retombent, plus curieux tout autant que méfiants, sur l'homme prostré devant la cheminée. Insensiblement l'espace s'est creusé entre lui et ses plus proches voisins. Il ne relève pas la tête, fixant toujours le feu comme s'il s'y rejouait le spectacle contemplé peu avant. Les mots butent et trébuchent, les yeux s'écarquillent et la peur transparait à nouveau dans la voix de l'interpelé.

-... Il est grand... Sombre... Couvert de peaux... Odeur de loup, et les bêtes qui tournent autour, qu'il flatte de la main... Leurs yeux brillent terriblement, et ses yeux...

-Ses yeux brillent comme ceux des bêtes, mais semblent porter de terribles promesses n'est ce pas ? Oui, il est le Meneur. Le croisent ceux qui s'égarent en forêt.

La voix se fait légèrement gouailleuse.

-T'étais-tu égaré, l'aventurier ?

Et reprend, puissante et grave, voix qui monte dans la salle, qui va chercher toutes les oreilles présentes, sans hargne mais brûlante de passion, voix de conteur habitué ; le vieillard minuscule sous les fourrures semble tout entier concentré dans sa voix, dernier témoin, peut-être, de l'homme qu'il fut autrefois.

- Les seuls qu'il aime à voir errer en ses bois la nuit ce sont ses bêtes... En chasse le plus souvent.

Hé voyageurs ! On le dit maudit des dieux, forcé de s'exiler loin des hommes et de leurs foyers. On dit qu'il fraie avec les esprits des lieux, gardien des bois initié à leurs jeux. Tant ont fini sous ses crocs qu'on le dit servant du Faucheur et porteur de mort. Mais il en sauve autant d'une fin certaine, qui remercient l'aubaine, guide inespéré de ces égarées.

Qu'en sait-on ? Il est le Meneur. Il est celui qui court avec les loups à leur tête, il est l'homme parmi les bêtes. On parle de lui depuis longtemps déjà : vit-il à jamais, transmet-il comme un père la charge à d'autres enfants des bois ?

Il est certain qu'il est seul : il est le Meneur et les forêts d'ici sont siennes. Et des générations d'égarés ont croisé son regard terrible et sont venus rapporter ici leurs promesses de nuits blanches.

Ah ! Crois-moi étranger tu n'es pas prêt d'effacer la souvenance des yeux brillants, jaunes luisants qui t'observent en silence !

Car le voyageur arpentant de nuit ses bois tombera sur lui, toujours. Il s'agit souvent, comme toi étranger, de vagants de passage, coursiers, pèlerins, marchands ambulants... Les ménestrels en le croisant en perdent leurs talents et peu ont eu l'audace d'en faire un chant ! D'autre fois sont les charbonniers qui se sont éloignés de leurs chemins, le gamin qui a égaré sous les arbres le porc fourmand des grains et puis tant d'autres ! L'intrus de nuit dans les bois, toujours croisera le Meneur .

Peut-être ne le saura-il pas, lui et les bêtes restant invisibles sous la futaie. Peut-être n'en reviendra-t-il pas témoigner, leur ayant servi de repas.

D'une chasse manquée, de la Lune ou de son humeur, à quoi tiendra votre vie ayant croisé son chemin ? Nul ne sait. On dit qu'il est malavisé de lui manquer de respect, et je veux bien le croire ! Car on le dit fier, fier et sauvage, comme ses bêtes à leur image. Il est leur Meneur, celui qui guide la chasse et certains ont évoqué chez lui des griffes et des crocs qui ne relèveraient pas de l'humain.

Que n'inventent pas les couards effrayés !

On dit par ici qu'il vaut mieux ne pas déposer de collets dans certains bosquets ; et n'y chasser qu'en journée, quitte à perdre de précieux gibiers qui ne sortent pas au zénith. La nuit est sienne, mais siennes aussi sont les périodes entre jour et nuit, pleines d'ombres et de mouvement, moments de chasse des grands prédateurs.

Oh, il se murmure bien des choses à propos du Meneur. Est-il homme, est-il bête, est-il progéniture hideuse des deux espèces ? Je doute qu'un seul soit allé lui demander ou soit resté pour observer. Il est certain que tous s'accordent sur les yeux jaunes qui brillent et semblent y voir comme en plein jour dans les fourrés les plus obscurs. Il est certain qu'on a mentionné des disparitions parfois, de ceux qui auraient frayé dans les bois ; et qu'on a retrouvé des cadavres en lambeaux, des squelettes rongés aux grandes marques de crocs.

On dit qu'il est maitre des bois et n'y supporte aucun humain passé la nuit.

Légère pause, tandis que l'orateur se redresse et s'adosse profondément à son siège, en un long soupir. La voix reprend, plus posée, presque songeuse. Disparu le théâtral du conteur, ne reste que les mots qui tombent dans le silence, enveloppés de ce qui serait presque de la tendresse.

-Du moins aime-t-on à le raconter. Car je vous affirme, moi, pour l'avoir plusieurs fois croisé, qu'il n'achève pas qui vient seulement à se perdre. N'en es-tu pas témoin l'étranger ? Car tu n'as pas battu à la course sa meute efflanquée.

Provoquez-le, et sur un geste de lui vous voilà dévoré. Respectez le comme le maître des lieux qu'il est, et les mêmes bêtes vous feront sortir de cette forêt.

On devine un sourire sous les rides de l'ancêtre.

-Un peu d'adresse aidant, n'est ce pas l'aventurier ?