Elle veut traverser la rue, se jeter sur les volets de la maison voisine d'où sourde encore la lueur de chandelles. La mule, gagnée par une panique que la femme sent également monter en elle, refuse de bouger, se plaquant au mur de l'auberge, arc-boutée sur ses petits pieds durs. Malgré la peur, la femme ne souhaite pas lâcher la longe, certaine de voir disparaître l'animal et son chargement.

- Je ferais peut être aussi bien d'en faire autant, pense-t-elle d'ailleurs, tout en sachant aussi bien que si la terreur est là c'est qu'elle n'aura pas le temps, que si la fuite suffisait ceux-là ne seraient pas calfeutrés chez eux. Elle sent sourdement que cela ne servirait à rien. D'une main encore sure, la sureté de l'habitude, elle noue la longe à l'anneau enfoncé dans le mur devant l'auberge. Que la bête tire et se brise la nuque s'il le faut.

La femme traverse la rue en quelques bonds, effrayée de son isolement dans le village déserté, dans cet espace pourtant familier. La grande rue d'un village elle en a vu es dizaines, des centaines même, toutes différentes et toutes identiques pour le voyageur. La grande rue d'un village, c'est une portion du chemin, c'est son univers comme une part de celui de la route, la route devenu son feu et son lieu.
Aujourd'hui pourtant, rien de rassurant dans cet espace ouvert et poussiéreux. Et désert.
A nouveau le poing s'abat, follement cette fois, sur le bois de la porte.

- Par pitié ouvrez ! Voyageur de passage demande le gîte et l'abri pour la nuit !

Nulle réponse évidemment, malgré les coups redoublés. Puis un sanglot, de terreur pure :

- Trop tard ! Il arrive... Il ne peut pas entrer, il ne peut pas entrer s'il n'est pas invité, il ne doit pas entrer, nous ne lui ouvrirons pas, il ne peut pas entrer...

La phrase est répétée avec une énergie désespérée, un mantra auquel semble se raccrocher l'homme comme le naufragé à sa bouée, noyé de panique.

Panique qui gagne d'autant plus la femme restée dehors qui rejoint sa mule, dénouant et tirant la longe avec une brutalité dont elle n'a pas coutume. Elle gagne l'écurie de l'auberge, cherche à y entrer, pèse sur la porte qui s'ouvre brutalement. Emportée par son élan, la femme tombe dans le bâtiment obscur et désert -nul voyageur ne s'arrête plus ici.
Un abri.
Pourtant, en se relevant et fouillant les lieux du regard, tout en elle refuse de s'y engager. Ce n'est pas chez elle ici et le toit sur ses épaules a beau promettre l'abri, la rue et ses étendues lui semblent plus familière et plus sures malgré le danger palpable.

En sortant, la rue semble moins sombre après l’obscurité de l’écurie. C’est pourtant la mauvaise heure, celle où le soleil disparaît, étirant les ombres, baignant tout d’une noirceur traitre, qui n’a pas le franc de l’obscurité de la nuit pleine, parfois baignée de lune. Mais l’écurie était pire encore.
Dans ce retour sur la route, dans ce choix surgi des tréfonds d'elle même, des instincts voyageurs de celle qui a les étoiles pour plafond plus souvent qu'à son tour, malgré la terreur et l'impuissance, la femme sent un peu de la panique s'apaiser. Du moins ici, dans ce village inconnu peuplé de paysans terrifiés, hanté d’un mal inconnu qu’elle sent à plein nez sans le cerner encore, ici est-elle de retour en terrain familier. La route, sa voie, peut importe les pays qu’elle traverse.

Comme un réflexe, ancré par les années, malgré la peur et l’obscurité, la main reprend la longe à sa longueur habituelle et le bâton a l’emplacement, un peu calleux dans la paume et poli sur le bois, où la main se referme si bien. Les pieds bottés reprennent l’allure, le rythme souple ; le corps semble ancré dans ce mouvement, capable de le répéter en tout lieu, en tout temps. Tous les sens en éveil, la démarche heurtée par la mule qui ne s’est pas apaisée, qui tire et renâcle encore, menace à tout instant de s’affoler, mais en marche tout de même.
Elle est la vagante, fille des routes, chez elle sur les chemins. Et tire de cet idée un réconfort solide tandis qu’elle entreprend de sortir du village.

Le mouvement familier contribue à calmer la panique, circonscrire la terreur comme une fosse peut contenir une bête enragée, un filet l’immobiliser, pantelante et épuisée. La terreur est là, elle sent son cœur battre encore follement dans sa poitrine, mais le corps s’est glissé dans un mouvement devenu quotidien –parfois elle se demande si une fois morte les pieds n’en continueront pas moins d’aller.
Elle marche et remonte la rue ; déjà aperçoit-elle la sortie du village. Les maisons se font moins belles, moins hautes. Encore un peu et elle aura laissé derrière elle ce village fou de terreur, laissé ce village à ses horreurs qu’elle ne tient pas à découvrir.

La mule pile, les yeux fous, l’écume aux naseaux. Se cabre, tirant sur la longe, manquant d’emporter la femme qui laisse filer la longe pour n’en retenir que l’extrémité, sans même une grimace pour ses doigts brûlés. Elle aussi a aperçu la silhouette qui s’approche.
D’un geste, elle dégrafe la cape épaisse de ses épaules, la lance vivement autour de la grosse tête de l’animal et la fixe de la longe.
L’animal s’immobilise, calmé sans être apaisé, contenu lui aussi, tant par le tissu qui l’aveugle que les mains et la voix familière de la femme.

- Calme toi ma belle, du calme. On s’en va, on est déjà parti, il n’y a rien d’autre que la route ici, nous ne sommes plus à l’étape mais bien sur les chemins, traversant simplement ces lieux maudits. Il n’y a rien d’autre ici que la route, la route douce au pied et à l’âme des voyageurs, la route où je t’entraîne depuis si longtemps maintenant, rien d’étranger ici, sinon nous même qui ne faisons toujours que passer..

Il est bon que la mule soit aveuglée car la femme se fige alors que se précise la silhouette au loin. Elle se détache dans une absence totale de couleur, tout en noir et gris et blanc, l’habit plus sombre que la pénombre, la peau cireuse plus pâle. Silhouette humaine, vêtue de noir mais la peau pâle, d’un blanc terne qu’elle devine de loin tant il se détache sur la nuit. Les mains forment deux serres tout aussi exemptes de couleur.
Un cadavre, ce type est mort, songe la femme –qui a vu son content de macchabées- avec une effroyable lucidité. Il avance pourtant, d’un pas sur et un rien arrogant, se rapproche d’elle, entrant dans le village qu’elle s’apprêtait à quitter, barrant de sa silhouette décharnée la route qu’elle remontait.