La nuit ne tardera pas à tomber mais le crépuscule ne semble pas arrêter la silhouette qui sort du village d'un pas régulier. Bottes plissées, bâton poli, besaces et couche de poussière indiquent le voyageur, sinon le vagabond -pas tout à fait assez de haillons pour être qualifié par ce dernier.

Les rayons du jour mourant éclairent le visage fin mais las d'un homme relativement jeune. Des plis et rides marquent une peau tannée, que l'on devine plus souvent au vent et au soleil qu'entre les murs et sous les ombrelles.

Un soupir, un peu artificiel, en dépassant les dernières maisons du village. Vrai qu'il aurait pu faire bon de rester la nuit à l'auberge. Mais il régnait dans le village une ambiance un peu oppressée, visible dans la hâte avec laquelle chacun, le soir venu, claquait ses volets, se claquemurait chez lui. Quitte à payer l'auberge c'est pour y passer la soirée à boire et parler, entendre les aventures des voyageurs de passage et non pour aller se coucher dans un établissement quasi vide, tout juste bon à servir quelques bières éventées lorsque les paysans rentrent du champ. Une ambiance un peu morose, il n'en faut pas plus pour dissuader le vagant de s'arrêter. Continuer, camper sous les étoiles durant la belle saison reste d'un des plaisirs avoués de ceux qui arpentent les chemins et la moindre excuse est bonne pour séjourner seul au dehors.

Le regard habitué cherche un arbre, un bosquet au devant, qui puisse offrir pour la nuit un abri presque aussi confortable qu'à l'auberge et bien plus sympathique. La nuit ne gêne pas les vagants qui savent par habitude qu'elle ne recèle rien de plus que le jour, sinon les peurs artificielles que chacun s'y crée. Ceux qui marchent assez longtemps finissent par ne plus s'encombrer de ces pensées bien inutiles pour avancer.

La route longe les champs soigneusement fauchés. Les bornes blanches délimitant les propriétés semblent luire dans le début d'obscurité. Parfois en marchant il a distingué, plus loin dans les champs, quelques silhouettes discrètes, furtives. Si la plupart des paysans se couchent avec la nuit, certains semblent profiter de l'occasion pour améliorer l'ordinaire de quelques prises braconnées. L'habitude est trop partagée par les voyageurs, surtout ceux couchant dehors, pour que l'homme y voie quoi que ce soit à redire.

Mais ici il ne perçoit aucun mouvement ; à croire que le gibier manque ou que les récoltes abondent au contraire au point que les risques du braconnage ne soient pas nécessaires. Il se questionne encore sur cette absence quand la apparaît la masse sombre d'un petit bois le long du chemin, non loin. Le regard se fixe dessus, savourant la halte prochaine.

Et se détourne aussitôt sur la droite où une longue plainte vient de se faire entendre. Lamentation lugubre, franchement désespérée, qui ne ressemble à aucune plainte animale qu'il puisse connaître. Le voyageur ralentit le pas, cherchant à deviner, préciser l'origine du cri. Devant lui, dans les champs uniformément ras, il distingue une silhouette. Un homme, vêtu de toile épaisse, qui s'approche de la route. Le visage que l'on distingue semble égaré, effaré. L'apparition plaintive porte dans ses bras l'une de ces grosses borne de pierre blanche, sommairement taillée, qui délimitent habituellement les parcelles.

Le voyageur n'ignore pas les véritables guerres qui opposent parfois certains paysans voisins quant à la délimitation de leurs terrains. Déplacer les bornes peut valoir l'anathème mais fait partie de ces us et querelles qui remontent parfois sur plusieurs générations, de sorte que plus personne ne sait très bien où se situaient les démarcations initiales. On dit dans les campagnes que certains recourent à des sorciers, maudissent les impudents qui ont osé y toucher pour rogner le terrain du voisin. Que les châtiments sont terribles et condamnent les coupables à mourir jeunes, perdre leurs fils ou errer sans fin loin des paradis divins.

On estime chez les vagants qu'une telle peur bien entretenue, de magie noire et de vengeances terribles, permet sans doute d'assurer un peu plus la stabilité des bornes en question. Sans doute pas une mauvaise affaire donc.

Mais si les bornes sont en général déplacées de nuit, comme il soupçonne l'homme de le faire ici, il s'agit en général d'un travail discret, qui se doit d'être sans témoin. Peu semblables aux lamentations bruyantes de l'apparition, que l'on doit entendre du village même. Car les cris ne cessent pas et s'intensifient à mesure que le paysan s'approche du voyageur, semble s'adresser directement à lui :

- Où faut-il la mettre ? Où dois-je la poser ?

Longs cris qui semblent faire peu de sens. Dans l'obscurité -seules les étoiles éclairent le ciel néanmoins très clair-, la silhouette en peine semble blafarde, presque translucide. Sans doute un effet des étoiles et de la nuit s'il semble aussi uniformément blanc. Sans doute parce que l'obscurité ne permet pas d'en bien distinguer les pied qu'il semble presque flotter au dessus du sol.

Et sans relâche, il reprend sa complainte, fixant le voyageur qui sent, malgré lui, sa nuque se hérisser. Il y a quelque chose d'inhabituellement effrayant chez ce paysan errant la nuit, comme pris de folie, abordant les inconnus avec sa pierre et son cri.

- Où dois-je la poser ?

Le cri se fait impérieux, il s'adresse sans le moindre doute au voyageur qui a eu l'imprudence de s'arrêter écouter. Les vagants font rarement des juges qualifiés de ces querelle de terres et de clochers ; mais on n'arpente pas les chemins sans acquérir un solide sens pratique et la capacité à répliquer sans s'étonner de rien.

Le voyageur hausse donc les épaules, un peu entravé par ses sacs. Fixe le paysan pâle dans les yeux -sans doute encore un effet de la nuit s'il lui semble quasi voir à travers lui, discerner les arbres qu'il visait plus loin sur le chemin. Sa voix reste mesurée, un peu détachée, sa réponse n'étant qu'un peu de bon sens ignorant tout du problème pour lequel il est sollicité :

- Où tu l'as trouvée, sans doute.

Devant lui, le paysan se fige soudainement. Les cris font face à un silence ébahi. Un sourire, timide, comme s'il refusait de croire aux quelques mots tout juste prononcés.

Le vagant n'attend pas vraiment de remerciement ; le vent s'est levé brusquement et semble prévoir de la pluie puisqu'il apporte d'épais nuages qui masquent rapidement les étoiles. Il tarde au voyageur de gagner l'abri des arbres et il n'attend pas l'éventuelle réponse de l'autre ahuri pour le contourner et recommencer à avancer.

Après seulement quelques pas la voix lui parvient cependant, mais comme de très loin, portée par le vent :

- Où je l'ai trouvée... Oui, oui, bien sur oui merci !

Le voyageur se retourne pour saluer l'illuminé... Qu'il ne discerne même plus, alors qu'il n'a pas fait plus de quelques enjambées. Comme évaporé. Allez savoir, pense-t-il sans trop s'en formaliser, que prétend comprendre le vagant aux manières et mystères des paysans...