Il songeait qu'il la trouvait belle et savait qu'il n'était pas le seul. Il la voyait passer, sans trop rien acheter : se contentait de l'aimer, de loin sans s'approcher.

Il observait aussi tous ces hommes qui la trouvaient également belle et le faisait savoir : les poètes lui chantaient des vers, les timides achetaient des livres de poissons en tous genre dont ils ne sauraient que faire, les moins élégants sifflants et bousculant la fille sur son passage.

Il lui souriait parfois, esquissait un salut vague et emprunté : il n'avait ni la monnaie pour acheter son attention par des crustacés, ni la musique à chanter sur son passage. Alors devant la foule il osait peu, laissait passer devant lui les timides et les envieux.

Oh il savait taquiner la musique et chanter des airs entrainants et variés, qui faisaient rire les jeunes à l'université. Mais rien d'assez beau, rien d'assez doux pour offrir à la jeune femme vigoureuse et rieuse qui poussait tout le jour sa charrette aux proies vives.

L'on se moquait souvent de la femme qui trainait sans doute les effluves salines de ses marchandises jusqu'aux draps de son lit. L'on se moquait de ses hanches fortes et sa poitrine généreuse qui, disait-on, n'étaient pas pour rien dans le succès de ses achats. L'on disait que tous les fruits de la poissonnière, s'ils avait goût salin ne venaient pas tous de la mer et qu'elle avait d'autres emplois de nuit, qui ne concernaient plus que les hommes.

- Hey Molly ! Tu lâcherais pas tes coques pour que je m'occupe de la tienne ?

Les dockers étaient les pires, qui déchargeaient les navires alors qu'elle serpentait sur le port pour aller charger sa remorque.

Mais les bigotes étaient presque aussi dérangeantes et bien plus mauvaises, songeait-il en remontant la rue, dans le sillage odorant de la poissonnière.

- Sale petite mijaurée, qui fait sa belle tout le jour et vend ses charmes de nuit... Pas étonnant que son commerce marche aussi bien, elle doit être entretenue par des clients peu recommandables... Enfin on peut au moins espérer qu'elle ne trouve jamais de mari, petite trainée...

Bien sur il en était beaucoup qui l'appréciaient simplement, qui aimaient son sourire et les marchandises qu'elle conseillait toujours justement. Il faisait la queue avec les autres clients et bredouillait devant elle.

- Une poignée de coques s'il te plait...

Elle riait de son embarras, elle si délurée, l'habituée des rues et de leur parler. Il rentrait chez lui, abandonnait à sa logeuse les vivres qu'il ne savait -ni ne voulait- cuisiner, mais qui avançaient son loyer et lui avaient offert quelques minutes d'échanges avec la jeune femme.

De retour chez lui, il lui rédigeait des lettres enflammées, oubliait le droit qu'il venait apprendre en ville et les livres qu'il lui fallait lire. Lové dans un fauteuil fatigué, il écrivait en pensées à la femme, couchait sur le papier des morceaux de prose passionnée. Fidèle à ses habitudes qui lui faisaient rédiger de ces chansons à danser, il avait souvent brocardé sur la ville et la jeune femme, créé d'entrainantes rondes où le chant célébrait la vendeuse ambulante. Aucun de ses textes bien évidemment n'aurait d'autre lecteur que lui même et le feu auquel ils finissaient souvent.

Un jour, après un cours particulièrement pénible et rendu plus pénible encore par les racontards de deux étudiants vantards à coté, qui comparaient les défauts et qualités de leurs conquêtes respectives, planifiant de les échanger dès lors qu'une plaisait à l'autre ; après cet après-midi qui s'était étiré d'ennui et d'agacement, il sortit presque en courant de l'université, esquiva le Parlement qui veillait juste devant et respira à plein poumons l'air de la ville qui semblait grisant de liberté après les amphithéâtres fermés.

En remontant la rue, il ralentit le pas, ayant entendu le cri familier de la vendeuse. Radieux, grisé par le soleil de printemps, il lui sourit joyeusement en passant à son niveau et la jeune femme aimable lui rendit un sourire qui le fit chavirer. Et s'il osait ? Non, non tout de même pas.

Mais son sourire l'accompagna toute la soirée, et il l'avait encore plaqué aux lèvres en se couchant, jurant -comme chaque soir- d'être plus entreprenant le lendemain.

Le lendemain fut plus éprouvant pour lui qu'il l'eut préféré, et ce n'est qu'au soir, harassé et vidé, qu'il put enfin quitter l'université. Errant paisiblement dans les rues, il eut la surprise de n'y pas croiser la marchande ; mine de rien, il poussa jusqu'aux docks, serrant d'avance les dents à l'idée des rustres qui y passaient leur temps... Mais pas plus de poissonnière sur les quais.

Peut-être cheminait-elle ailleurs, peut-être qu'elle avait plus tôt vidé sa voiture et qu'elle prenait du repos. Et après tout il n'allait pas la guetter tous les jours... Et cependant ce fut plus tristement qu'il s'en revint à son appartement.

Le lendemain était libre de cours et il ne put s'empêcher de parcourir les rues ; en vain cependant. Prenant son courage à deux mains, il osa même poser la question à quelques uns, qui auraient pu la croiser. Ignorant les rires dans son dos lorsqu'il s'en repartait, sans réponse ni la moindre piste.

Ce ne fut qu'après quelques jours, passés dans une humeur de plus en plus sombre, qu'il croisa en dirigeant mécaniquement ses pas vers l'Université, un cortège funèbre un peu débraillé. Rien de luxueux, rien de merveilleux. Mais la ressemblance était trop forte avec la femme qui accompagnait le tombereau, pour qu'elle ne soit pas la mère de la poissonnière -d'ailleurs l'odeur vaguement tenace se chargeait d'éliminer le moindre doute.

Quelques jours durant, il ne quitta plus la chambre où il était revenu s'effondrer. Peu après qu'il eut recommencé à arpenter les rues, on entendit courir en ville un air entrainant, qui ne débordait pas de joie mais dont le rythme clair était repris de bouche en bouche. Celle qui avait si bien marqué les rues de Dublin, continuerait à marquer les esprits même au fond de la tombe et c'est peut-être bien le dernier hommage que pouvait lui rendre la ville.