J'étais si fier de moi que je n'avais aucun doute sur la réussite prochaine de mes projets. Certainement j'allais trouver ici la femme dont je rêvai : les quelques morceaux que j'avais pu voir avaient déjà de quoi combler un homme exigeant !

Mais ma fierté ne se satisfaisait pas seulement d'une jolie femme ; je la voulais bien placée dans sa société, c'est une princesse que je voulais enlever pour fonder mon foyer. Pour cela il me faudrait attendre le retour des hommes, négocier son prix avec le père et les autorités du clan... Vous connaissez tous ici les coutumes qui régissent les mariages chez les indiens ; je ne doutais pas qu'elles soient semblables chez ces gens d'apparence étrange mais dont ce que j'avais pu voir du mode de vie correspondait à ce que l'on connaissait ici.

Je restais plusieurs jours chez ces gens. Allant de surprises en indignation, d'exclamations en amusement. Ces femmes n'avaient pas froid aux yeux et bon nombre vint me rejoindre ; je passais rarement nuit seul. Etranges coutumes que je ne m'explique pas mais qui ne me déplaisaient pas non plus... Hé, peut-être bien que leurs hommes leurs manquaient !

Ils me manquaient aussi d'ailleurs. Non que je fusse mal installé : non contentes de partager ma couche, quelques femmes partageaient mon feu et mes vivres. Leur cuisine améliorait bien mon ordinaire de trappeur !

Question trappe d'ailleurs, je récoltais quelque peaux et gibier, de belle qualité sans rien non plus d'exceptionnel.

Mais d'hommes toujours point. Je ne comprenais pas. Je refusais de comprendre peut-être, même lorsque je vis quelques femmes s'éloigner du camp, bien armées, pour revenir le lendemain trainant les travois lourdement chargés de viande.

Ni même quand je les vis entrainer les enfants, dont je n'arrivais toujours pas à différencier les sexes, au maniement de la lance et du propulseur, à dépecer les bêtes et à traiter les peaux.

Tu m'étonnes que leurs femmes soient réputées si fortes et farouches ! Elles avaient l'air de tout pouvoir faire au campement et à l'extérieur.

L'homme s'interrompt un moment, les traits figés, le regard loin. Il n'est plus tout à fait avec eux depuis un moment déjà, replongé en souvenirs dans ces moments pourtant lointains, dans l'espace et dans le temps.

Il reprend la voix plus grave, plus posée. Le regard est revenu sur son public, accompagné d'un léger frisson. L'on devine déjà, l'on perçoit la fin de l'histoire, l'explication sans doute affreuse mais qu'on ne sait pourtant pas tout à fait, qu'on ne saurait encore expliquer...

Après quelques jours, peut-être même quelques semaines, je ne sais, tout était si différent, je crois que j'en avais un peu perdu la notion du temps... Je me décidais à aborder le sujet avec l'une de celles qui passait le plus de temps à mes cotés. Leur langue était finalement très proche des langues locales, étrangement mâtinées de certains de nos termes occidentaux et nous nous comprenions presque aisément.

Quand rentreraient les hommes ? Qui était le chef de ce village ? Quel était de prix de l'union et comment se négociait-elle ?

Elles avaient pu constater mes qualités d'homme, tant à la chasse qu'au campement -car comme tous ici qui vivons sans compagnes nous savons nous charger de tous les travaux- pour les tâches du jour comme celles de la nuit... J'avais été mis à contribution plus souvent qu'à mon tour et rempli ma part avec honneur. N'importe quel chef de clan saurait que je pouvais payer un bon prix pour sa fille, assez pour compenser la perte pour sa tribu, conséquente à son départ.

Elle m'a dévisagé un moment. Puis a ri, d'un rire si long, si chargé de mépris... Je n'avais pas encore compris. Alors elle s'est levée, a rejoint le campement, me laissant seul et désemparé, un peu en colère aussi.

Je l'ai suivie, j'ai couru pour la rattraper. Diablesse ! Elle s'est retournée, un couteau à la main.

Je ne comprenais rien, mais j'étais plus fort qu'elle, je pouvais la rattraper, la réduire à rien, la soumettre à ma volonté. La faire parler.

Je l'atteignais presque quand j'ai reçu les couteaux. Lancés par les autres, restées au camps. Combien, je ne sais. Mais j'avais pu constater déjà leurs exploits de chasseresses et je voyais de nombreuses silhouettes approcher. La douleur en tous cas fulgurait de partout : les lames avaient percé mes vêtements en nombre d'endroits, malgré l'épaisseur et la qualité des peaux.

Je crois que j'ai perdu la tête à ce moment là. Quand elles ont accouru vers moi, pour récupérer leurs armes et m'achever, cela au moins ne faisait aucun doute même si je n'y comprenais rien.

Mais j'ai fui. Je me suis carapaté comme jamais. Pire que devant l'ours d'il y a deux printemps, pire que lors de la guerre de frontière. J'ai servi comme soldat il y a longtemps et je bossais ici depuis assez de temps ; je savais me battre et je m'y défendais plutôt bien.

Mais là... C'est la panique qui a tout balayé. La panique et l'incompréhension. J'étais paumé, j'avais des plaies plein le lard qui pissaient le sang, rouge sur la neige blanche... J'ai fui.

J'ai tout laissé là bas. Mon campement, les fourrures amassées depuis si longtemps, les espoirs de mariages... Elles étaient derrière moi ! Je courais comme un dératé : gagner les canots ! Je sentais la mort qui pesait dans mon dos, m'attendant à chaque instant à recevoir une lame létale. J'en reçu certaines mais j'avais été soldat et pas des meilleurs : je savais aussi m'enfuir, courir en crochets pour éviter ce qu'elles me lanceraient.

Elle couraient bien ces diablesses et me rattrapaient presque. J'atteins le rivage, je sautais dans mon embarcation : je savais le manier, je savais aussi ce que j'y avais laissé.

Quelques fourrures de piètre qualité, un peu de nourriture et deux couteaux. De quoi filer en vitesse.