- Mais pas de quoi survivre longtemps. Je garde peu de souvenirs du retour ; quelques images qui laissent à penser qu'il vaut mieux avoir oublié le reste. Les plaies noircies par le froid. Les engelures. La charogne gelée, une fois, qui m'a fait quelques repas.

Je n'aime pas me souvenir.

La mémoire revient sous un tipi sombre. Vision rapidement remplacée par la trogne du guérisseur de la tribu, de ces mêmes Indiens croisés à l'allée.

C'est qu'ils devaient avoir diablement besoin de leur négociant, pour m'avoir retapé ainsi !

Mais je ne restais pas longtemps ; de nouveau sur mes pieds, j'essayais d'oublier les balafres étranges et multiples qui décoraient ma carcasse. Et les rires des jeunes et les regards sombres des vieux ; ils avaient eu raison, difficile de le nier.

Le vieux marque une nouvelle pause, s'engonce un peu plus dans ses fourrures. La voix s'était éteinte.

- Je rentrais ici. Quoi d'autre ? J'avais tout laissé là bas. La perte des peaux de la saison me chagrinait peu ; je pourrais chasser à nouveau, même si je n'ai jamais plus atteint la forme que j'avais en partant. La faute à ces entailles sur l'avant bras et au mollet, qui continuent de lancer parfois, l'hiver. Et c'est un peu tout le temps l'hiver ici vous savez bien.

Mais je me fichais bien des peaux. J'avais laissé là bas les derniers rêves et l'espoir de fonder un foyer, plus ma fierté et mon honneur.

Je n'en dis rien, prétendis avoir été blessé par quelques brigands.

Le froid semble avoir insidieusement gagné la cabane. Chacun se couvre un peu, frissonnant légèrement. Les rêves ici c'est tout ce qu'ils ont, ça et leurs bras, plus toute la volonté d'user des seconds pour réaliser les premiers.

Et aujourd'hui, jeune freluquet, tu prétends vouloir faire de même ? Montre toi plus sage et n'en fais rien, tu n'y trouveras que les déceptions ou la mort. Crois moi ! Bien sur tu me diras que cela fait longtemps, que je n'étais peut être pas aussi fort que toi, aussi brave. Mais crois moi, au mieux tu n'en reviendras pas.

Le vieux s'enfonce un peu plus encore dans ses fourrures et regarde les autres, qui l'écoutent en silence depuis un moment maintenant.

- C'est tout ce que j'avais à dire, là ! Maintenant vous êtes contents vous avez eu votre histoire. Et moi je vais dormir, il reste encore du travail à abattre demain.

''Il se lève et passe au milieu des hommes encore muets, s'arc-boute un peu sur la porte solidement fermée, rapidement ouverte et aussi vite refermée.

Une fois le conteur parti, les hommes s'animent enfin, échangeant des regards, quelques exclamations à mi voix.

Le jeune du début, lui qui a fait parler le vieux finalement, reste un moment muet, renfrogné.''

- Je suis sur qu'il exagère. Moi aussi j'aurais une histoire terrible à raconter si j'avais été chassé par quelques femmes seules ! Et toutes ces années à ruminer ce voyage tout seul, ça n'a pas du l'arranger. Je suis sur qu'il exagère.


Les autres se regardent, dubitatifs. Bien sur qu'il exagère sans doute. Mais à quel point, dans quel mesure ? Certains se souviennent avoir vu en effet sur le vieux corps les cicatrices anciennes de lames ; mais ils ont tous de ces marques, certains simplement plus que d'autres.

Mais tout de même. Il y avait dans la voix quelque chose qui laisse transpirer du vrai. On ne terrorise pas ainsi le Ruisseau, connu ici pour aller encre au devant des ours armés de son couteau à longue lame, même si tout un chacun sait que c'est folie.

On sait bien qu'il est un peu fou et pas mal vieux ; cela ne doit pas arranger ni ses souvenirs ni ses récits.


Pat, un grand brun trapu, finit par hausser les épaules et grogner avec une indifférence feinte.

- En même temps quelle idée. Moi ma femme je vais la trouver dans le sud, quand je reviendrai riche de mes peaux et peut être un peu d'or ; au moins elle connaitra le pays et puis peut-être qu'elle aura des parents de qui hériter une ferme ou quoi que ce soit qui puisse occuper et avoir besoin de mes bras. Pas de rêves idiots, moi je tiens à les réaliser !


Les hommes approuvent à mi voix, hochent la tête en grommelant. Pour beaucoup ils partagent les mêmes rêves, simples et possibles : un peu d'or, le retour en des terres plus hospitalières, une femme un peu jolie avec qui fonder un foyer... Certains ont déjà des vues sur quelque jupon, d'autres iront à l'aventure. Rien de plus.

Ils savent bien qu'il ne faut surtout pas trop rêver, ces lieux sont trop prompts à garder ceux qui s'y aventurent : tous connaissent des compagnons de labeur qui y sont restés, d'engelures gangrenées, d'un arbre ayant mal chuté... Mais tous connaissent aussi un ou deux qui restent : parce qu'il n'y a jamais assez d'or, jamais assez de fourrures amassées, parce que l'on peut bien faire une saison de plus et qui finissent par y passer leur vie, froide et solitaire, à peine moins fous que le Ruisseau.


Finalement c'est l'un des métis qui prend la parole. Ils restent en général silencieux dans ces soirées où l'on évoque des rêves qui ne sont pas tout à fait les leurs. Pour la plupart ils ont grandi dans les tribus voisines, quittées après quelque incident qui les a conduit à l'exil plus ou moins volontaire ; ils en gardent une rancoeur un peu hargneuse contre chacun des mondes qui ne les accueillent jamais tout à fait.

C'est la voix un peu grave, acide, qui s'élève du fond de la cabane, teintée de l'accent indien.

- Moi j'aurais tendance à le croire, le Ruisseau. Le Ruisseau ? Ha ! Tekuigasso oui. Le cadavre ; c'est ainsi qu'on l'appelle et que l'on raconte chez nous l'histoire de ce fou qui a voulu monter au nord où il n'est que danger, chercher une femme qu'il ne pouvait pas trouver. Qui est passé chez nous, troublant les chasses et le retrait saisonnier ; que l'on a nourri et conseillé mais qui ne nous a pas écouté. Homme blanc, homme fou ! Il est réapparu peu avant le moment de lever le campement pour descendre vendre les peaux : blessé, gelé et affamé, mais surtout fou, fou ! Bien plus fou qu'à l'aller...