Non, nulle comparaison possible. Et pourtant c’est bien ton prénom qu’ils ont cité en t’interpellant pour te joindre à je ne sais quelle activité.

Un instant avant je visitais, observant tout du regard de l’expert, anticipant le rôle qui m’était proposé ici, appréciant déjà, m’enthousiasmant à tout va. Je sais ce que le contexte a d’horrible, plus affreux est-il et plus il a de chances de me plaire. Car moins cela va et plus on aura besoin… usage de moi. Oui l’instant d’avant je m’émouvais de cette opportunité où j’aurais tellement à faire.

Jusqu’à croiser ton regard et manquer de trébucher.


J’ai gardé peu de souvenirs du reste de la visite, de ce tour d’un horizon qui s’était fermé brutalement.

Au début, bien sur, ce n’était pas si évident. Il fallait me persuader que c’était bien toi, que nulle coïncidence n’avait fait naître ailleurs ce visage sous ce nom. Car malgré tout je te reconnaissais ; comment aurais-je pu faire autrement, après t’avoir observée assez pour te graver dans ma rétine et ma mémoire, pour t’y faire vivre et revivre toutes ces années ? Ta figure et ton corps, changés, transformés, dévastés certes… Mais toujours tiens tout de même.


Toujours tiens, toujours toi malgré tout. Sur le coup, je ne poussais pas plus loin le fil de cette idée tellement optimiste. Plus tard j’y repenserai, un sourire amer aux lèvres. Trop souvent les changements du dehors ne sont qu’un pâle reflet de ceux du dedans ; et si je te reconnaissais d’allure, j’étais par trop certain de ne plus trouver à l’intérieur celle dont je me souvenais. Cela n’aurait rien à voir avec l’âge.


Je ne sais pas comment j’avais espéré te retrouver un jour. Seule ou mariée, loin de chez toi ou toujours parmi les tiens, engagée, passionnée ou coincée dans un gagne pain ou un autre. Abîmée, transformée, probablement, par la vie et les ans ; qui ne le devient pas ?

Mais pas comme ça.

Je sais que je n’avais jamais imaginé cette situation. Tu sais, pourtant, à chaque fois que j’entre dans un centre, à chaque fois que je découvre des membres de votre communauté de camés et tout particulièrement dans ces lieux où j’ai vécu, je redoute d’y croiser une ancienne connaissance. Tant on croisé mon chemin pour disparaître ; pourquoi n’auraient-ils pas suivi cette voie ?


Mais pas toi. Merde pas toi !

Toi t’étais la blonde amusée du lycée, la gamine trop drôle qui refusait parfois de grandir parce que les adultes étaient tellement chiants. Qui avait mille ans, pourtant, parfois ; quand tu souriais aux gosses et quand tu assenais de ces vérités dures et froides. T’avais mille ans, t’avais dix ans et t’aurais pas hésité à casser la gueule du premier qui t’aurait un peu trop agacée. Mais il en fallait beaucoup pour t’agacer sérieusement.

Merde, pas toi. T’étais le concentré de mes fantasmes, l’aimant de trop d’instants. Je ne désirais que te connaître plus et pas qu’au sens biblique du terme.

Merde, pas toi. T’étais trop vive et trop brillante, trop équilibrée, ballerine en mouvements qui enchaînait les schémas sans faux-pas.


Mais pourtant toi. Je me souviens encore, tu sais, de ce jour où je t’ai croisée un soir, marchant comme il t’arrivait souvent, les écouteurs vissés aux oreilles t’emportant loin. C’était bien des larmes que j’ai vu dans ton regard et pas qu’une fois encore. Je t’ai croisée souvent ensuite, même si tu n’en as sans doute pas gardé un souvenir aussi brûlant que le mien. Je t’ai croisée quelques fois et je t’ai surprise quelques autres, partie très loin dans ta musique ou tes bouquins.

Un des gars, je me souviens, nous avait raconté sa déception de t’avoir un jour filé rencard -bien sur que j'en crevais de jalousie !- dans l’un de ces bars où se produisent des musiciens. Oh, tu n’avais pas chassé ses avances et ses audaces. Mais visiblement tu ne leur accordais pas toute l’importance et n’y répondais pas autant qu’il lui eut plu.

Bien sur ça ne voulait rien dire et ça ne prouvait surtout rien. Juste un désir trop bien ancré de s’échapper, que je retrouvais quand je te voyais t’enfuir des yeux par la fenêtre de cette salle de cours, celle qui donnait sur un champs donnant sur un bois, celle qui s’ouvrait sur un monde étrange et banal, quotidien mais lointain.


Je me souviens de ces fois où nous avions trouvé à parler. De l’intensité qui vibrait parfois dans tes paroles, du rire haut, de ces mouvements de la main parfois, qui balayaient les emmerdes pour aller à l’essentiel. De la justesse de tes mots et de l’intelligence vive qui pointait dans tes discours. Jusqu’à ce que tu boives à t’en démonter et tout oublier, bien sur.


Merde, pas toi. Je sais que ton visage et ton corps osseux maintenant pourraient se remplumer, que bien des choses pourraient changer de cette femme étrangère à l’aspect terrible que j’ai croisée

Mais dedans ? Je ne sais pas. Je ne veux plus savoir.


Car ceux que j’ai accompagnés, certains en sont sortis bien sur, certains ont regagné, plus ou moins, les voies plus sures et pas toujours moins cahoteuses de la vie qui roule loin des centres, des médecins du corps et de la tête.

Médecin, mon cul ! Je pose des pansements et vire des échardes, je presse un peu le pus mais au final…

Peu importe. Je sais que certains ont regagné d’autres vies. Mais, indemnes ? Jamais tout à fait pareils à ceux d’avant. Bien sur vous me direz, c’est le propre des ans et nul ne reste comme avant. Peut-être que j’en fais une maladie et un complexe, peut-être que j’exagère, à force de ne voir et travailler qu’avec les pires et les plus terribles.

Peut-être. Mais je savais lire tes yeux là et savoir que tu n’étais pas loin de ces pires.