En ce moment, je lis ce petit livre de M. Macé, "Sidérer, considérer"*, qui s’ouvre sur une des visions qui a le plus marqué mon retour automnal en région parisienne. Elle évoque le « camp d’Austerlitz », les tentes discrètes de ces hommes et ces femmes exilés, émigrés, réfugiés sous les ponts et sur les quais de la cité, face ici à Austerlitz, la gare et surtout la cité de la Mode et du Design. Elle évoque la proximité, ce face à face du confort et du refuge, de la beauté et de la survie.


Et je pense tout d’abord à toutes ces fois où je n’ai plus voulu marcher. Je pense à la récurrence avec laquelle, ici, je n’ai pas envie de me promener. Les proches sauront l’étrangeté de cette apathie, mon incapacité à rester enfermée, ce désir pressant, ce besoin d’arpenter. J’ai lâché les clopes avec bien plus de facilité que mes chaussures de randonnée. C’est au quotidien un plaisir routinier que de marcher. Au milieu des arbres et des champs, évidemment, et en ville aussi, marcheuse rêveuse, le nez en l’air sur le chemin même ô combien quotidien du boulot. Goûtant les façades et les visages, les arbres et les murs aussi bien que la Loire et les mûres où je me perds encore des heures avec un chien et un sac à dos.

Et puis j’ai cessé d’arpenter Paris. Quand la misère prend le pas sur la beauté, je n’ai pas le réflexe d’aller marcher à Neuilly.


Alors je lis avec émotion ces lignes qui décrivent la proximité, une forme de promiscuité sans se toucher. Ce fut ma première idée, le deuxième jour de ce boulot au deuxième jour de l’automne.

Tous les vendredi après-midi, on emmène marcher quelques résidents handicapés. Prendre l’air et s’exercer, pour ceux qui le veulent et parfois en ont, seuls, difficilement les possibilités.

Un beau geste, et puis les heures sont payées.


On gare le minibus en bord de Seine, et le groupe s’ébranle à petite allure. On croise souvent de sémillants joggeurs, des couples de lycéens enlacés et des femmes discutant derrière des poussettes où les petits prennent l’air. Tant de mondes qui se croisent, des regards qui s’arrêtent un peu ou se détournent des corps obèses, des cris parfois, des grimaces. L’un des marcheurs ne peut croiser un chien sans le remarquer, s’approcher ou lui parler. On croise beaucoup de chiens et parfois des maîtres qui trouvent la laisse bien courte en voyant l’homme s’approcher, ravi et décidé.

Les regards détournés c’est les mondes à coté, les mondes parfois croisés, qui se frôlent en parents, voisins, repas de familles un peu gênés et gestion de biens.

Et puis à mesure des semaines répétées, des personnes croisées, on reconnaît des visages et même la jeune fille effrayée laisse son chien être caressé, heureuse aussi de ce petit plaisir qu’elle a permis.

On s’accroche farouchement, entre collègues, à cette humanité partagée, parfois compliquée mais réelle, au-delà des médicaments et des professionnels.

On s’accroche de temps en temps avec les parents qui s’arrogent et surveillent, oubliant parfois l’humain dont il est vraiment question entre eux et nous, au coeur de tout.

On s’accroche au partage et à l’autonomie, à l’échange et tout ce qui se dit, s’exprime de cent façons différents et parfois difficilement cohérentes. Faire du lien, intérger, élargir la normalité.

On croise joggeurs et enfants, impossibilités illustrés au groupe accompagné, mondes un peu rangés mais bien obligés de se croiser, se reconnaître et côtoyer même de loin et de loin en loin.


Sur les pelouses baveuses des accotements, on longe aussi tentes et regroupements. Des hommes secs aux yeux cernés nous regardent passer, deux salariés motivant gentiment la demi-douzaine de marcheurs qui serpentent entre les bâches et les gens.

Et je me suis sentie gênée, non pas de ce que je faisais, mais de l’indécence même de ce que ces scènes puissent exister.

Au cours de l’automne et ce début d’hiver on a vu les tentes se multiplier. A mesure que l’on vérifiait, de notre coté, les manteaux bien attachés et les bonnets enfilés, les tentes s’étaient équipées, surélevées d’une palette ou recouvertes de couvertures de survie. Papier brillant métallisé dont l’éclat rappelle celui des chocolats omniprésents de fin d’année. Deux mondes qui se croisaient sans se cotoyer.

A meure des semaines répétées, des hommes croisés, on reconnaissait des visages, des noms entendus à la volée. Des sourires d’habitués.
Notre groupe brinquebalant, apathique ou bruyant mais rythmé chaque vendredi ou presque, à la demi-heure près. Et le leur, probable « point de fixation » pour le gouvernement.
Les hommes sont parfois appelés réfugiés mais je ne peux pas parler de refuges devant ces tentes, identiques à celle qui dort dans le coffre de ma voiture, à celles qui peuplent les festivals et les campings en été.


Randonneuse, j’ai dormi pour le loisir dans des endroits mieux équipés. Un refuge est un lieu où l’on vient chercher abris, secours, sécurité. Un lieu où l’on peut se sentir considéré. Les refuges font partie de nos mondes.


Il y a de l’indécence, bien sur, de notre promenade gaie, confort hygiénique et plaisant -ais-je déjà dit, en plus, combien j’adorais l’idée d’être payée à me promener, littéralement l’une de mes activités préférées ?- sur les pelouses où s’affichait la misère à ciel ouvert.

Mais surtout de la distance. La distance immense entre les mondes.


On pouvait se sentir en périphérie des poussettes et des lycras dernier cri. Se sentir ignorés, voir des regards se détourner, des pas s’allonger et des enfants rattrapés, empêchés de trop s’approcher. En périphérie un peu ignorés, mais encore vus. Reconnus. Envisagés quitte à être dévisagés.

Une paire de fois, des passants sont venus nous adresser, à nous salariés, compliments ou admiration sur ce que l’on faisait.

A portée de regard de ces lieux et ces gens pas mêmes en périphérie, monde de l’invisible et du déni, monde frontière d’un ailleurs impensé, imposé sans même être remarqué.

J’ai pensé parfois aux histoires où les adultes refusent obstinément de voir la vérité qui déplaît, des poignées de mains osseuses de la Mort du génial Pratchett à la nudité de l’empereur dénoncée par l’enfant d’Andersen.

Chacun faisait sans doute ce qu’il pouvait, pour encaisser ou rassurer, oublier ou ne pas se disperser. Le drame sidère, fige sans changement, et sa répétition remet en mouvement.


Parfois ce monde apparaissait, au détour d’un parent rattrapant un enfant intrigué par du linge ou des jouets, pas le détour du joggeur serrant sur le coté pour passer le plus au large de ces hommes sans pour autant quitter la piste bitumée. Par un collègue constatant la multiplication des installations, l’hygiène de ces cuisines bricolées de réchauds dans la poussière ou la pudeur des salles de bain d’extérieur, miroir et rasoirs, brosse à dent sur le garde fou au bord du fleuve.

Vies entières, larges pans à ciel ouvert. Pourtant plus secrètes que les plus lointains pays, l’exotisme en moins, et l’envie. Promiscuité sans curiosité, mondes sans porosité.

Je me suis efforcée, chaque fois, de me rappeler qu’on ne passe pas devant un homme sans le saluer.



* Macé, M., Sidérer, considérer Migrants en France 2017, éditions Verdier, 2017