Le temps n'efface pas grand chose. Il jaunit les photos, referme les plaies, passe les couleurs. Reste le papier cassant, les cicatrices blanches et les silhouettes jamais disparues tout à fait.

J'ai abandonné l'idée de l'oublier.

Allez viens va ! Puisque ton souvenir me hante, comme un fantôme une maison qui grince, effrayant les occupants. Puisque ton image est à celle des mauvaises herbes, dont on ne supprime jamais tout à fait la racine. Qui résistent aux plus grands déserts, qui persistent.

Puisque j'ai laissé tomber l'idée de t'oublier. Viens donc alors !

Haere mai et maeva. Tu as toujours été ici chez toi. Puisque tu n'as pas pu partir, autant cesser la clandestinité. Je t'offre le sofa.

Comme un invité qui saoule un peu mais qu'on ne peut se résoudre à larguer. Qu'on croise au matin sur le canapé, oh boy, encore là toi ?

Qu'on croise un soir en rentrant accompagné. Oups. Tant qu'on réussit à le cacher aux squatteurs improvisés... A qui l'on pense quand on découche. Sous sa peau, c'est ton visage qui transparaissait parfois, le tien que je n'ai jamais touché.

Allez viens va ! Cesse donc de te cacher puisque tu débordes tout le temps. Puisque où tu te caches est toujours surprenant, comme un objet momentanément oublié sur lequel on retombe, au fond du placard au moment d'y déposer un carton -lourd et nous voici à jongler pour ne pas se le lâcher sur les pieds.

C'est sur que depuis le temps ton souvenir sent un peu le renfermé. Comme un vieux papier un peu usé d'être resté trop longtemps au fond d'une poche. Sur lequel on se serait assis souvent.

C'est sur que depuis le temps les angles se sont un peu cassés, les plis un peu forcés. Quelques détails se sont effacés et pour tout dire le tout s'est adapté, à la forme de la poche où je t'avais rangé.

Ma foi je n'aurais rien contre un nouvel instantané.

Bordel si tu savais comme je t'ai aimé. Ce que je donnerai pour te recroiser. Rien de mal ou de terrible, se causer un moment, prendre un verre ou un café. Se souvenir du bon vieux temps, celui qu'on n'a pas partagé. Se raconter les dernières années, celles qui nous ont séparés. Se dire qu'on ne s'est jamais vraiment fréquenté mais que tu m'avais tapé dans l'oeil, assez fort pour m'aveugler.

Se recroiser et causer. Oh pas grand chose. Juste ouvrir à nouveau l'oeil -clic, comme le loup, comme le gosse de Pennac. Celui que tu m'as fermé en brillant un peu fort. Celui que j'ai fermé en m'illusionnant à mort.

Se recroiser et se causer. Oh pas grand chose. Juste de quoi déchanter, déssiller.

Mais bien sur que ça n'est pas faisable. T'es à perpète et moi aussi, on s'était déjà croisé au bout du monde. Au bout de notre monde originaire commun, celui où l'on n'est plus ni l'un ni l'autre. A peine y sommes-nous retournés, sans doute en même temps et déjà sans le savoir. On est con, quand on y pense. Et plus encore quand on refuse d'y penser.

Je ne sais même pas où t'es. Mais si je devais te croiser, je prie pour avoir l'audace de me retourner, de t'interpeler -et le bonheur que tu fasses de même.