Combien d’années déjà ? Trop bien sur, presque assez pour ne plus te reconnaître. Je suis physionomiste heureusement. Trop d’années ont passé et ce n’est pas de leurs marques sur ton visage que je parle. Trop d’années ont passé car à ton âge ces ombres là ne devraient pas être. Dis, quelles furent-elles pour toi ces années ?

Je ne t’oblige pas à te raconter. Jamais. Même si, tu sais, j’aimerais entendre le récit de ces années que je ne connais pas, dont j’ai seulement glané quelques images de ci de là, au gré de ce que tu avais pu laisser de toi sur ces espaces virtuels où la vie s’expose si vite. Tu y étais discrète pour ta part et c’était tout à mon désespoir. Trop discrète peut-être, pour ne pas cacher quelque chose, quelque éloignement au monde. Au notre en tous cas. Je ne t’oblige pas à te raconter. Mais sache que ce récit que tu pourrais faire, j’aimerais l’entendre un jour, si les conditions le permettent.

Hors de tout contexte professionnel.

Tu sais, j’ai refusé cet emploi quand je t’ai vue là bas. Je ne pouvais pas. C’est vrai on nous apprend la distance et le professionnalisme, les attitudes et les façades, les outils et les méthodes. Mais ça ! Je n’ai pas pu, je savais ne pas pouvoir. C’était de l’honnêteté tu comprends ? Une fuite certes, mais une fuite honnête.

Je sais que ce poste était, non pas fait pour moi ce serait présomptueux, mais peut-être étais-je fait pour lui. Ces hommes et ces femmes, cette gravité que je préférais sur leurs visages, que je préférais au détachement qui signifiait bien trop de pertes. Ces marginaux, ceux qui sont sortis du mainstream, qui en ont chié et vont encore en baver. Je sais que j’aurais pu faire du bien ici, au foyer. Il y a tant à faire avec eux, plus même qu’il n’est possible pour un homme, plus peut-être qu’il est humainement possible de faire. Je sais que la plupart d’entre eux resteront toujours un peu précaires, un peu en marge et fort fragiles. Je sais les difficultés à sortir du trou, à sortir de ce piège qui enferme. Je les connais, les camés. Ne me suis-je pas tourné vers eux depuis longtemps ? C’est vrai que je n’ai pas la carrure des anciens, des dinosaures de la profession. C’est vrai que je débute, quelque part, tout frais sorti d’école. Mais tout de même, je les connais les camés et je sais que j’aurais pu en soigner. En soigner et même les étudier, avec tout le froid clinique de cette expression qu’on ne dit pas mais qui n’en est pas moins vraie. Faire avancer ces recherches dans lesquelles je me suis plongé. Brillamment même, il paraît.

Oui ce poste était une formidable occasion. Mais il t’incluait et pas à la place où j’aurais voulu. Pas à une place où j’aurais pu…

Je ne t’obligerai pas à te raconter. Je ne veux pas savoir de toi ce qu’un médecin pourrait, devrait. Je ne veux pas creuser avec toi dans ton passé, pas dans le but thérapeutique qu’on connaît. Il y en aura d’autres pour prendre ma place. Cette place là, je l’aurais assumée face à n’importe qui ; les plus durs, les plus détruits, j’en ai croisé plus souvent qu’à mon tour. On disait à l’université que j’avais les épaules solides. On murmurait parfois dans mon dos ; choisir d’exercer auprès d’eux, auprès des rebuts, la lie de l’humanité qui vole pour manger et braque pour se piquer. Ceux qui non contents de ne servir à rien polluent en plus le reste de la ville. Menacent nos enfants, dégradent nos bâtiments. Ceux qui trimballent assez de casseroles pour équiper des régiments de cuisines. Qui sautent à la gorge de la main qui les nourrit et ne disent jamais merci. Vous en veulent d’exister parfois, d’être propre et de n’avoir pas dérapé. Jamais. Ce sont pourtant les miens. Je laisse volontiers à mes collègues les névroses sophistiquées, les dépressions bidons… Non. Je ne me moque pas des publics et des patients habituels ; n’en ferais-je pas partie si je passais par le cabinet d’un de mes pairs ? Mais justement, je leur laisse, à ces collègues. J’ai choisi d’autres voies, qui payent moins –et je ne parle même pas seulement de l’argent ; combien de ceux que je vois pour ma part retomberont d’où ils viennent quelques jours, quelques mois quelques semaines après la sortie ?-, qui payent moins mais me passionnent plus.

Tous. Ils méritent tous leur chance, une main tendue, une aide quelle qu’elle soit. Je m’étais toujours dit que je n’en refuserai jamais, que je ne refuserai pas de travailler dans un tel endroit, concentré de cette noirceur et ce désespoir. Ces marques aux bras et à l’âme, ces yeux tout en noirs et en creux. Ces bébés minuscules qui parfois naissaient parmi eux, réclamant moins de lait que de came. Oh, ceux là, presque, m’auraient fait craquer. Mais je tenais bon et continuait les séances avec les parents. Ceux-là qui étaient parfois passés par des situations que je ne voulais même pas imaginer.

Et puis, en visitant l’institution, m’enthousiasmant déjà pour le poste qui m’était proposé, au détour d’un couloir blanc c’est ton regard noir que j’ai croisé. Je crois que j’ai ralenti un peu. A peine, vu de l’extérieur, à peine un regard plus appuyé à cette femme usée qui me dévisageait sans vergogne. Je connais ces regards, de ceux qui ne tiennent qu’à l’agressivité, au mépris. Mais je connaissais aussi ton regard, avant. Avant, avant, avant. Merde, ça faisait tellement longtemps. Ca pouvait bien n’être pas toi, n’être qu’une fille qui te ressemblait un peu, d’ailleurs quelle ressemblance pouvait-on simplement évoquer entre ce cadavre ambulant consumé de haine et la jolie blonde des bancs du lycée ?