Il en connaissait par cœur les bruits et les étapes, la mise en branle des moteurs d’où le quai s’échappe. Le bourdonnement sourd qui deviendrait lentement ce roulement caractéristique, enivrant.

Le train l’évadait. L’évadait dès lors qu’il l’emportait loin d’un domicile où il s’ennuyait, guettant les étoiles à la fenêtre. Lui permettait de rejoindre amis et famille, de disjoindre une vie où piétiner l’insupportait.

Mais l’évadait même alors qu’il rentrait, qu’il s’arrachait aux siens, désespérait parfois de les quitter encore.

 

L’enivrement du roulement, l’évasion du mouvement n’étaient liés ni au départ et ni à l’arrivée, ni à ceux qu’il quittait ni à ce qu’il gagnait.

Le bercement était en soi, pour soi. Pure soie, pur sang, toute la douceur et tout le vivant dans l’immédiat et dans l’instant.

 

Le regard à la fenêtre il s’abreuvait des paysages qui défilaient, à travers lesquels il filait. Un sourire instinctif étirait ses lèvres, plissait ses yeux d’un plaisir intense et peu compris de ses voisins de siège.

Lors d’un trajet, il rayonnait.

Evidemment, peu comprenaient. Les voyageurs qui le remarquaient imaginaient une heureuse nouvelle à partager, un amour qu’il irait retrouver.

Evidemment, cela contribuait.

Mais il brûlait encore de ce plaisir alors même qu’il venait de l’embrasser, la saluer sur le quai d’où il partait.

Et le jour où il en avait quitté rompu tristement, même alors goûtait-il encore le mouvement. Oh, rayonnait moins fort et pleurait à la mort. Mais trouvait encore de la joie, du réconfort dans le défilement du monde en avant de soi.

 

 

Transports. Trains, bus, avions, vélos et pieds tant qu’ils n’impliquaient pas de rentrer dans la journée, tant qu’ils offraient quelque part où aller.

 

Transports. Bonheur étrange et léger, joie délicate et tant d’intensité ! Ravissement du mouvement qui l’emportait.

 

 

Evidemment peu comprenaient. Imaginaient d’heureuses nouvelles ou bien l’aimée à l’arrivée. L’aimée, d’ailleurs, l’aimée même n’avait jamais tout à fait compris et se vexait de l’apprendre souriant tandis qu’il était parti. Elle eu voulu, sans doute, que ses yeux ne brillent qu’en tristes gouttes et ne s’éclairent pas de ces fragments d’un bonheur à la noix loin de ses bras.

 

Peu comprenaient. Quelques uns pouvaient. Les accros de la route et les amants de la bohème, les clodos façon hobo et les nomades à long terme. Les marins au long cours et quelques coureurs de chemins.

 

Il n’était pas question d’aventure ou de danger et le mouvement s’ancrait bien dans une vie plutôt rangée.

Il n’était pas plus question de liberté, que certains revendiquaient et d’autres lui reprochaient de surjouer.

Quelle liberté pouvait-il trouver à quitter les siens pour gagner un domicile et son gagne-pain quotidien ? A prendre un train pour revenir, à prendre encore et trop souvent les mêmes transports, à en faire un quotidien aussi limité, aussi restreint que les parcs où piétinaient ses foulées ? Marcher même encore au même endroit, sur les mêmes trottoirs et les mêmes hectares restait aussi une façon de bouger, à défaut de vraiment voyager.

 

Il ne revendiquait pas d’idées, ne parlait pas de liberté.

Dans ces instants, peu importait d’où il venait, où il allait qu’il parte loin ou reste en fait.

 

 

Il savait bien que cette envolée d’un instant ne soignait rien, n’en espérait pas tant. Il savait qu’à l’arrêt, lorsque l’on tournait les clés ou que l’on poussait la porte, alors que la machine soufflait ou qu’il ôtait ses bottes…

 

Il savait que si le bonheur était d’ailleurs il reviendrait. Ainsi que les malheurs et les jours de terreur il avait beau noyer dans la lumière et le mouvement ses vieilles peurs, vieilles rancoeurs, cela n’était que l’affaire d’un instant.

A l’arrêt revenait toute la vie, tout le temps.

Et il y avait toujours des arrêts ; d’ailleurs un mouvement perpétuel serait une forme d’immobilité à son tour. Ainsi la vie revenait chaque jour.

 

Par ailleurs il n’était jamais question de fuite ou jamais tout à fait.

Il ne fuyait pas, moins encore alors qu’il rejoignait toujours, un proche ou un emploi, privilège et entraves d’une vie bien rangée devant soi.

Il ne dérivait pas, ne quittait jamais tout à fait. Il revenait, sans cesse revenait.

 

La peine, lorsqu’il en avait, ne s’effaçait pas ni les siens ne s’oubliaient –pas plus qu’ils ne se laissaient d’ailleurs oublier.

La peine et le chagrin restaient, revenaient toujours à la fin.

 

 

Mais entre temps.

Dans l’immédiat et dans l’instant, loin des projets et des regrets, loin des questions et des tensions.

Entre temps, dans l’immédiat et dans l’instant de ce simple défilement, il goûtait bien les pures décharges d’un bonheur brûlant, sentiment pénétrant qu’il sentait pulser dans tout son corps, oubliant et s’enfonçant dans le réel en même temps.

Il y avait le départ, il y aurait l’arrivée, parfois même tout cela serait vite achevé. Mais entre temps, dans l’immédiat et dans l’instant, il y aurait cet embrasement, ce bonheur rayonnant.

 

Dans l’immédiat et dans l’instant se laissait-il emporter, submerger, emplir du bonheur et vider du reste. Vague d’un bien-être enivrant qui, l’inondant, balayait certes pour un temps mais combien diligemment, tout le quotidien et ses maux et ses biens.

Ne laissant, l’espace d’un temps, que les sensations pures d’un transport éclatant.