Récits vagants

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Récits vagants

Damnation paysanne

La nuit ne tardera pas à tomber mais le crépuscule ne semble pas arrêter la silhouette qui sort du village d'un pas régulier. Bottes plissées, bâton poli, besaces et couche de poussière indiquent le voyageur, sinon le vagabond -pas tout à fait assez de haillons pour être qualifié par ce dernier.

Les rayons du jour mourant éclairent le visage fin mais las d'un homme relativement jeune. Des plis et rides marquent une peau tannée, que l'on devine plus souvent au vent et au soleil qu'entre les murs et sous les ombrelles.

Un soupir, un peu artificiel, en dépassant les dernières maisons du village. Vrai qu'il aurait pu faire bon de rester la nuit à l'auberge. Mais il régnait dans le village une ambiance un peu oppressée, visible dans la hâte avec laquelle chacun, le soir venu, claquait ses volets, se claquemurait chez lui. Quitte à payer l'auberge c'est pour y passer la soirée à boire et parler, entendre les aventures des voyageurs de passage et non pour aller se coucher dans un établissement quasi vide, tout juste bon à servir quelques bières éventées lorsque les paysans rentrent du champ. Une ambiance un peu morose, il n'en faut pas plus pour dissuader le vagant de s'arrêter. Continuer, camper sous les étoiles durant la belle saison reste d'un des plaisirs avoués de ceux qui arpentent les chemins et la moindre excuse est bonne pour séjourner seul au dehors.

Le regard habitué cherche un arbre, un bosquet au devant, qui puisse offrir pour la nuit un abri presque aussi confortable qu'à l'auberge et bien plus sympathique. La nuit ne gêne pas les vagants qui savent par habitude qu'elle ne recèle rien de plus que le jour, sinon les peurs artificielles que chacun s'y crée. Ceux qui marchent assez longtemps finissent par ne plus s'encombrer de ces pensées bien inutiles pour avancer.

La route longe les champs soigneusement fauchés. Les bornes blanches délimitant les propriétés semblent luire dans le début d'obscurité. Parfois en marchant il a distingué, plus loin dans les champs, quelques silhouettes discrètes, furtives. Si la plupart des paysans se couchent avec la nuit, certains semblent profiter de l'occasion pour améliorer l'ordinaire de quelques prises braconnées. L'habitude est trop partagée par les voyageurs, surtout ceux couchant dehors, pour que l'homme y voie quoi que ce soit à redire.

Mais ici il ne perçoit aucun mouvement ; à croire que le gibier manque ou que les récoltes abondent au contraire au point que les risques du braconnage ne soient pas nécessaires. Il se questionne encore sur cette absence quand la apparaît la masse sombre d'un petit bois le long du chemin, non loin. Le regard se fixe dessus, savourant la halte prochaine.

Et se détourne aussitôt sur la droite où une longue plainte vient de se faire entendre. Lamentation lugubre, franchement désespérée, qui ne ressemble à aucune plainte animale qu'il puisse connaître. Le voyageur ralentit le pas, cherchant à deviner, préciser l'origine du cri. Devant lui, dans les champs uniformément ras, il distingue une silhouette. Un homme, vêtu de toile épaisse, qui s'approche de la route. Le visage que l'on distingue semble égaré, effaré. L'apparition plaintive porte dans ses bras l'une de ces grosses borne de pierre blanche, sommairement taillée, qui délimitent habituellement les parcelles.

Le voyageur n'ignore pas les véritables guerres qui opposent parfois certains paysans voisins quant à la délimitation de leurs terrains. Déplacer les bornes peut valoir l'anathème mais fait partie de ces us et querelles qui remontent parfois sur plusieurs générations, de sorte que plus personne ne sait très bien où se situaient les démarcations initiales. On dit dans les campagnes que certains recourent à des sorciers, maudissent les impudents qui ont osé y toucher pour rogner le terrain du voisin. Que les châtiments sont terribles et condamnent les coupables à mourir jeunes, perdre leurs fils ou errer sans fin loin des paradis divins.

On estime chez les vagants qu'une telle peur bien entretenue, de magie noire et de vengeances terribles, permet sans doute d'assurer un peu plus la stabilité des bornes en question. Sans doute pas une mauvaise affaire donc.

Mais si les bornes sont en général déplacées de nuit, comme il soupçonne l'homme de le faire ici, il s'agit en général d'un travail discret, qui se doit d'être sans témoin. Peu semblables aux lamentations bruyantes de l'apparition, que l'on doit entendre du village même. Car les cris ne cessent pas et s'intensifient à mesure que le paysan s'approche du voyageur, semble s'adresser directement à lui :

- Où faut-il la mettre ? Où dois-je la poser ?

Longs cris qui semblent faire peu de sens. Dans l'obscurité -seules les étoiles éclairent le ciel néanmoins très clair-, la silhouette en peine semble blafarde, presque translucide. Sans doute un effet des étoiles et de la nuit s'il semble aussi uniformément blanc. Sans doute parce que l'obscurité ne permet pas d'en bien distinguer les pied qu'il semble presque flotter au dessus du sol.

Et sans relâche, il reprend sa complainte, fixant le voyageur qui sent, malgré lui, sa nuque se hérisser. Il y a quelque chose d'inhabituellement effrayant chez ce paysan errant la nuit, comme pris de folie, abordant les inconnus avec sa pierre et son cri.

- Où dois-je la poser ?

Le cri se fait impérieux, il s'adresse sans le moindre doute au voyageur qui a eu l'imprudence de s'arrêter écouter. Les vagants font rarement des juges qualifiés de ces querelle de terres et de clochers ; mais on n'arpente pas les chemins sans acquérir un solide sens pratique et la capacité à répliquer sans s'étonner de rien.

Le voyageur hausse donc les épaules, un peu entravé par ses sacs. Fixe le paysan pâle dans les yeux -sans doute encore un effet de la nuit s'il lui semble quasi voir à travers lui, discerner les arbres qu'il visait plus loin sur le chemin. Sa voix reste mesurée, un peu détachée, sa réponse n'étant qu'un peu de bon sens ignorant tout du problème pour lequel il est sollicité :

- Où tu l'as trouvée, sans doute.

Devant lui, le paysan se fige soudainement. Les cris font face à un silence ébahi. Un sourire, timide, comme s'il refusait de croire aux quelques mots tout juste prononcés.

Le vagant n'attend pas vraiment de remerciement ; le vent s'est levé brusquement et semble prévoir de la pluie puisqu'il apporte d'épais nuages qui masquent rapidement les étoiles. Il tarde au voyageur de gagner l'abri des arbres et il n'attend pas l'éventuelle réponse de l'autre ahuri pour le contourner et recommencer à avancer.

Après seulement quelques pas la voix lui parvient cependant, mais comme de très loin, portée par le vent :

- Où je l'ai trouvée... Oui, oui, bien sur oui merci !

Le voyageur se retourne pour saluer l'illuminé... Qu'il ne discerne même plus, alors qu'il n'a pas fait plus de quelques enjambées. Comme évaporé. Allez savoir, pense-t-il sans trop s'en formaliser, que prétend comprendre le vagant aux manières et mystères des paysans...

Ils n'entrent qu'une fois invités (3/3)

Partie 1 ici et partie 2 ici

Il avance pourtant, d’un pas sur et un rien arrogant, se rapproche d’elle, entrant dans le village qu’elle s’apprêtait à quitter, barrant de sa silhouette décharnée la route qu’elle remontait.

Et qu’elle remonte toujours car les bottes se remettent en marche.
- S’il faut le croiser et je pense bien qu’on ne pourra pas y couper, ce sera en terrain plus dégagé, à la sortie de la ville et vue sur l’horizon, certainement pas coincée entre deux vieilles maisons. Allez ma belle, on avance, murmure-t-elle d’une voix qui tremble moins que son âme.
Elle sait, avec cette clarté irréelle que le mort en marche qui lui fait face est mu par un mal ancien, droit issu des ténèbres et pis que mortel. Pourtant, les pieds bottés se remettent en marche, droit sur lui, vers l’horreur qui hante ce village à la nuit tombée.

Une terreur glacée s’est insinuée en elle, qui n’est pas due qu’à l’absence de la cape chaude qui l’enveloppait précédemment. Accompagnée soudain d’un désespoir absolu : elle sait qu’elle ne peut pas échapper à la créature dont elle a croisé le regard rouge. Bien trop puissant, elle n’a aucune chance, elle n’est rien face à lui, les yeux plongés dans ces yeux écarlates, elle n’a ni ne mérite aucune chance… C’est à lui qu’elle vient, de son pas souple et nonchalant, du pas du vagants tellement familier du chemin qu’elle n’a pas besoin de regarder où poser les pieds, ce qui est bon puisqu’elle ne peut plus détacher son regard du sien, de cet éclat satisfait et mauvais.
Il est tout proche à présent, elle distingue les contours de son visage mort, les lèvres pâmes et ces yeux, ces yeux, ô dieux elle n’est rien devant ces yeux, n’existe plus et ne le mérite encore moins, n’a aucune chance… Elle ne peut qu’avancer, encore. Un pas, un autre. Sans regarder au sol. Un pas tellement familier du chemin qu’elle pourrait l’arpenter les yeux fermés.

Un sursaut de clarté s’impose à ses pensées, tandis que la mule frissonne et la bouscule de l’épaule. On n’est pas vagant –du moins pas si longtemps- sans avoir un fond d’acier et l’expérience de la voyageuse à eu le temps de l’éprouver. De le forger.
Le temps semble s’étirer ; la terreur reflue en elle par vagues, jusqu’à la laisser absolument froide et concentrée, dotée de cette clarté d’esprit, de cette hyper sensibilité au moindre détail qui annonce aux guerriers les batailles. La narine évasée, elle flaire l’odeur putréfiée de la créature. Son pied qui ne s’est pas arrêté ressent chaque inégalité du chemin, sans buter jamais dessus. Elle sent le froid qui l’a saisie, qui insensibilise sa main autour du bâton tandis que l’autre reste protégée, au creux de la tête de la mule qu’elle mène au licol. La bouche sèche et la langue un peu gonflée, elle perçoit tout avec une acuité augmentée. Celle du soldat montant au front, du duelliste juste avant qu’une des lames ne transperce l’un des protagonistes, sachant bien que ce peut être lui.
Sachant bien ici qu’elle pourra y rester et pas seulement au sens mortel du terme car elle a reconnu la créature des ténèbres pour ce qu’elle est. Dotée de cette lucidité terrible, elle ferme les yeux, échappant au regard maudit.
Elle sent la pulsation de son cœur battre plus posément, puissante et régulière. Un calme froid l’a envahie tandis que le corps se raffermit sur son pas régulier. Un pied, le bâton, un pied, la mule à ses cotés.
Elle est la vagante sur la route et tant qu’elle est dessus les dangers lui sont connus. Ou inconnus peut-être, mortels parfois mais ils restent part intégrante de la route.
Mon affaire à moi, c’est le chemin.

Les yeux clos, la voix des villageois retentit dans ses pensées –ils n’entrent que s’ils sont invités ! Ayant contemplé puis échappé au regard mort et rouge, flairant son odeur et la noirceur qui émane de lui, elle le reconnaît pour ce qu’il est. La peur est encore là, le danger aussi mais la clarté surpasse tout, la clarté du guerrier risquant toujours ses dernières passes d’arme. Elle esquisse une ombre de sourire, arme sa voix comme un arme un coup.
- Hors de mon chemin.

Un silence. Puis un rire, un rire mort et mauvais, satisfait.
- Tu es bien courageuse, vagabonde et pour cela sans doute ignorante crasse. Espères-tu vraiment me donner un ordre, ne me reconnais-tu pas pour ce que je suis ? Le courage dont tu fais preuve n’est qu’issu de la folie ou de l’ignorance. La voix rauque et méchante s’insinue au cœur de ses os, de son cerveau mais n’arrête pas le pas, malgré la mule qui tire et refuse soudain d’avancer, malgré les yeux toujours clos mais la certitude qu’à s’en approcher il ne peut être que tout près maintenant.

Mais le mouvement est le propre du vagant. En temps que tel il ne doit surtout pas être rompu, la certitude s’est logée en elle, traversant la peur, glissant dans la clarté, dessillant ses yeux. Evidence folle et désespérée.
- Non point de l’ignorance. Hors de mon chemin, créature des ténèbres.

Point d’ignorance mais de la folie peut être, songe-t-elle avant de se reprendre ; elle ne peut pas se permettre de douter, c’est son essence et sa foi qui sont ici mises à l’épreuve dans la pirouette désespérée qu’elle bâtit pour s’échapper.
- Crois tu pouvoir me faire ainsi face et m’ordonner, ici au dehors et au coucher du soleil ? Les ténèbres sont miennes, sont mon domaine, mortelle ignorante.

A nouveau cet amusement cruel, sans colère mais gorgé de mépris suffisant. Malgré le danger ou par lui peut être, à nouveau la femme sourit en achevant un pas don le rythme a ralenti sans cesser pour autant.
- Les ténèbres sont tiennes créature du mal et je te les laisse volontiers. Mais tu n’es pas ici sur le territoire des ténèbres, seul où tu puisses entrer à ton gré. S’il fait bien nuit, tu es ici sur le chemin, mon chemin t’ais-je répété deux fois. Et je ne t’y ai pas invité.

Le silence est plus long cette fois. Pied et bâton avancent encore d’un pas, léger bruit mat sur la route de poussière tandis que la mule piétine moins régulièrement à son coté. La voix de la femme est claire et forte à présent, exempte de toute trace de peur.
- Créature des ténèbres, hors de mon chemin. Tu n’es plus ici chez toi car tu t’es fourvoyé sur les voies de passages.
Car je suis la vagante, héritière des chemins, chez moi sur les routes. Et je ne t’y ai pas invité.

Les yeux toujours clos, elle avance encore et ne voit pas ceux du monstre, qui s‘écarquillent sans bruit. La main de la femme a blanchi, malgré le froid, serrée sur le bâton. Elle joue son va-tout dans cette profession de foi. Et sait bien que c’est trop, trop gros pour passer.
S’est-on jamais approprié la route ?

Et pourtant, elle a parlé avec sincérité, et sait deux choses qui sont liés.
Qu’en premier lieu, elle n’aurait pu l’empêcher d’entrer ailleurs, que sa foi aurait cédé devant son regard dans un lieu qui n’aurait pas été autant le sien ; car nul endroit n’est plus chez elle que la route.
La route enfin qui est sienne autant qu’elle lui appartient, plus intimement que leur demeure pour bien des gens. Elle est la vagante et si le chemin ne lui appartient pas du moins y est-elle chez elle.
Mais cela peut-il fonctionner à cette échelle ?

Alors qu’elle avance, lançant en avant la mains qui tient le bâton, elle sent les jointures heurter le tissu froid tendu sur ce qui ne peut être que la poitrine de la chose qui n’a pas bougé. Elle veut hurler, pleurer sa défaite imminente qui lui apparaît au cœur même de cette froide lucidité qui est encore sienne, qui demeure jusqu’à la fin du combat, dut-elle s’éteindre par la mort. A la place, l’acier parle en elle tandis que la voix se durcit encore tandis qu’elle répète la profession de foi.
- Hors de mon chemin. Je suis la vagante, chez elle sur les chemins où je ne t’ai pas invité. Il ne t’est pas permis d’y entrer.

Sous ses doigts, le tissu s’efface tandis que la créature recule d’un pas, les yeux exorbités. La bouche mince s’ouvre sur un hurlement qui dévoile deux canines démesurées. La femme grimace tandis que le cri hideux lui vrille les tympans, achève de réveiller le moindre innocent qui aurait pu s’endormir dans le village derrière. La mule se cabre à nouveau, manquant la chute mais la main ferme la reprend au licol et ne cesse d’avancer.

Devant elle, l’homme a laissé place à une brume sombre qui a interrompu le hurlement. Avançant toujours, la femme la traverse sans la voir, bien qu’elle se glace en passant dedans ; le cri résonne au creux de son esprit, hurlant mille malédictions. Elle ne la voit pas plus s’effilocher dans le vent, mi par la brise qui s’est levée mi par son corps passé au travers suivi de la mule encapuchonnée.

Après quelques pas, elle ouvre les yeux. Et, sans un regard en arrière, poursuit sa route, jamais interrompue.

Ils ne peuvent entrer que lorsqu’ils y sont invités. Ils ont bien des moyens de vous y inciter, créatures du mal tenaillées par la soif. Mais qu’advient-il de ceux qui sont surpris en flagrant délit d’intrusion non autorisée ?

Ils n'entrent qu'une fois invités (2/3)

Elle veut traverser la rue, se jeter sur les volets de la maison voisine d'où sourde encore la lueur de chandelles. La mule, gagnée par une panique que la femme sent également monter en elle, refuse de bouger, se plaquant au mur de l'auberge, arc-boutée sur ses petits pieds durs. Malgré la peur, la femme ne souhaite pas lâcher la longe, certaine de voir disparaître l'animal et son chargement.

- Je ferais peut être aussi bien d'en faire autant, pense-t-elle d'ailleurs, tout en sachant aussi bien que si la terreur est là c'est qu'elle n'aura pas le temps, que si la fuite suffisait ceux-là ne seraient pas calfeutrés chez eux. Elle sent sourdement que cela ne servirait à rien. D'une main encore sure, la sureté de l'habitude, elle noue la longe à l'anneau enfoncé dans le mur devant l'auberge. Que la bête tire et se brise la nuque s'il le faut.

La femme traverse la rue en quelques bonds, effrayée de son isolement dans le village déserté, dans cet espace pourtant familier. La grande rue d'un village elle en a vu es dizaines, des centaines même, toutes différentes et toutes identiques pour le voyageur. La grande rue d'un village, c'est une portion du chemin, c'est son univers comme une part de celui de la route, la route devenu son feu et son lieu.
Aujourd'hui pourtant, rien de rassurant dans cet espace ouvert et poussiéreux. Et désert.
A nouveau le poing s'abat, follement cette fois, sur le bois de la porte.

- Par pitié ouvrez ! Voyageur de passage demande le gîte et l'abri pour la nuit !

Nulle réponse évidemment, malgré les coups redoublés. Puis un sanglot, de terreur pure :

- Trop tard ! Il arrive... Il ne peut pas entrer, il ne peut pas entrer s'il n'est pas invité, il ne doit pas entrer, nous ne lui ouvrirons pas, il ne peut pas entrer...

La phrase est répétée avec une énergie désespérée, un mantra auquel semble se raccrocher l'homme comme le naufragé à sa bouée, noyé de panique.

Panique qui gagne d'autant plus la femme restée dehors qui rejoint sa mule, dénouant et tirant la longe avec une brutalité dont elle n'a pas coutume. Elle gagne l'écurie de l'auberge, cherche à y entrer, pèse sur la porte qui s'ouvre brutalement. Emportée par son élan, la femme tombe dans le bâtiment obscur et désert -nul voyageur ne s'arrête plus ici.
Un abri.
Pourtant, en se relevant et fouillant les lieux du regard, tout en elle refuse de s'y engager. Ce n'est pas chez elle ici et le toit sur ses épaules a beau promettre l'abri, la rue et ses étendues lui semblent plus familière et plus sures malgré le danger palpable.

En sortant, la rue semble moins sombre après l’obscurité de l’écurie. C’est pourtant la mauvaise heure, celle où le soleil disparaît, étirant les ombres, baignant tout d’une noirceur traitre, qui n’a pas le franc de l’obscurité de la nuit pleine, parfois baignée de lune. Mais l’écurie était pire encore.
Dans ce retour sur la route, dans ce choix surgi des tréfonds d'elle même, des instincts voyageurs de celle qui a les étoiles pour plafond plus souvent qu'à son tour, malgré la terreur et l'impuissance, la femme sent un peu de la panique s'apaiser. Du moins ici, dans ce village inconnu peuplé de paysans terrifiés, hanté d’un mal inconnu qu’elle sent à plein nez sans le cerner encore, ici est-elle de retour en terrain familier. La route, sa voie, peut importe les pays qu’elle traverse.

Comme un réflexe, ancré par les années, malgré la peur et l’obscurité, la main reprend la longe à sa longueur habituelle et le bâton a l’emplacement, un peu calleux dans la paume et poli sur le bois, où la main se referme si bien. Les pieds bottés reprennent l’allure, le rythme souple ; le corps semble ancré dans ce mouvement, capable de le répéter en tout lieu, en tout temps. Tous les sens en éveil, la démarche heurtée par la mule qui ne s’est pas apaisée, qui tire et renâcle encore, menace à tout instant de s’affoler, mais en marche tout de même.
Elle est la vagante, fille des routes, chez elle sur les chemins. Et tire de cet idée un réconfort solide tandis qu’elle entreprend de sortir du village.

Le mouvement familier contribue à calmer la panique, circonscrire la terreur comme une fosse peut contenir une bête enragée, un filet l’immobiliser, pantelante et épuisée. La terreur est là, elle sent son cœur battre encore follement dans sa poitrine, mais le corps s’est glissé dans un mouvement devenu quotidien –parfois elle se demande si une fois morte les pieds n’en continueront pas moins d’aller.
Elle marche et remonte la rue ; déjà aperçoit-elle la sortie du village. Les maisons se font moins belles, moins hautes. Encore un peu et elle aura laissé derrière elle ce village fou de terreur, laissé ce village à ses horreurs qu’elle ne tient pas à découvrir.

La mule pile, les yeux fous, l’écume aux naseaux. Se cabre, tirant sur la longe, manquant d’emporter la femme qui laisse filer la longe pour n’en retenir que l’extrémité, sans même une grimace pour ses doigts brûlés. Elle aussi a aperçu la silhouette qui s’approche.
D’un geste, elle dégrafe la cape épaisse de ses épaules, la lance vivement autour de la grosse tête de l’animal et la fixe de la longe.
L’animal s’immobilise, calmé sans être apaisé, contenu lui aussi, tant par le tissu qui l’aveugle que les mains et la voix familière de la femme.

- Calme toi ma belle, du calme. On s’en va, on est déjà parti, il n’y a rien d’autre que la route ici, nous ne sommes plus à l’étape mais bien sur les chemins, traversant simplement ces lieux maudits. Il n’y a rien d’autre ici que la route, la route douce au pied et à l’âme des voyageurs, la route où je t’entraîne depuis si longtemps maintenant, rien d’étranger ici, sinon nous même qui ne faisons toujours que passer..

Il est bon que la mule soit aveuglée car la femme se fige alors que se précise la silhouette au loin. Elle se détache dans une absence totale de couleur, tout en noir et gris et blanc, l’habit plus sombre que la pénombre, la peau cireuse plus pâle. Silhouette humaine, vêtue de noir mais la peau pâle, d’un blanc terne qu’elle devine de loin tant il se détache sur la nuit. Les mains forment deux serres tout aussi exemptes de couleur.
Un cadavre, ce type est mort, songe la femme –qui a vu son content de macchabées- avec une effroyable lucidité. Il avance pourtant, d’un pas sur et un rien arrogant, se rapproche d’elle, entrant dans le village qu’elle s’apprêtait à quitter, barrant de sa silhouette décharnée la route qu’elle remontait.

Ils n'entrent qu'une fois invités (1/2)

La femme marche d'un bon pas, égal et sans effort ; ni pressé ni traînant, il a la foulée souple de ceux qui ont l'habitude d'aller loin et longtemps. En témoignent également l'usure des solides bottes de marche ou le bâton dans la main qui rythme naturellement le pas régulier de la voyageuse.
Un rien de fatigue se lot sur son visage buriné bien que protégé des intempéries par un chapeau à large bord. La mule qu'elle guide lâchement chemine tout aussi régulière, indifférente à l'herbe du bas coté, marchant comme si cela devait durer mille ans et durait déjà depuis autant. Une bête solide sans être belle, bien conformée sans tape à l'oeil, preuve à nouveau de l'habitude de la route de sa propriétaire.
Sans rompre le pas, la femme porte le regard au loin où se dessinent à présent les premières maisons du prochain village. Elle y sera peu avant le coucher du soleil, qui tombe vite en cet automne déjà bien avancé.

Elle connait son pas et celui de la bête, accordées qu'elles sont depuis le temps et les kilomètres parcourus ensemble. Les derniers rayons enflamment l'horizon quand elle atteint les masures. Poursuivant sa route, elle s'engage dans le village, descendant la rue principale, cherchant du regard une auberge incontournable.
Pourtant le regard s'est fait plus inquiet depuis un moment. Le village est silencieux, bien plus que ne le sont les hameaux traversés au crépuscule. Non point désert comme elle en a croisé certains, aux portes battantes sur des bâtisses parfois reconquises par des renards ; mais silencieux, bien trop. Ici loin de battre les portes sont soigneusement refermées, comme les volets aux fenêtres où sourde cependant des lueurs, preuves s'il en faut que les habitants sont bien là, cloîtrés derrière les barres de bois. C'est un peu tendue qu'elle continue de descendre la rue.

- Les péquenots se couchent habituellement tôt mais là c'est un peu fort, marmonne-t-elle à la mule, depuis longtemps acquise au statut de confidente. Je suis peut être tombée dans la période de jeune ou je ne sais quoi... A moins qu'il n'y ait des chauves souris particulièrement féroces dans le coin, ajoute-t-elle, plaisantant pour lutter contre le sentiment de malaise qui l'envahit tout de même, d'autant que la mule habituellement imperturbable ne semble pas à son aise non plus. L'animal roule des yeux, tire sur la longe et bouscule la femme de l'épaule, piétinant sur place.

- Eh bien ma belle qu'y a-t-il ? Il ne te plaît pas non plus ce bled perdu ? On va bien s'y dégoter une piaule tout de même ne t'inquiète pas, au pire une grange mais on ne va pas tarder à s'arrêter pour la nuit, promis le picotin n'est plus loin.

La mule encense de l'encolure, visiblement peu convaincue, les naseaux frémissants. La femme, de plus en plus suspicieuse, se tient plus que jamais sur ses gardes, gagnée à son tour par une inquiétude sourde quoi que plus discrète que la mule dans son expression.

Les maisons se succèdent, au premières masures isolées ont suivi des grappes de construction plus hautes, quelques commerces et artisans.
L'enseigne d'une auberge se dévoile enfin, saillant d'un bâtiment long flanqué d'une petite écurie. La femme y porte ses pas, frappe à la porte fermée.

- Oh là ! Un voyageur à votre porte, souhaitant couchage pour la nuit et une place à l'écurie !

Pas de réponse. Si les lueurs persistent derrière les volets, elles sont faibles et ne présagent pas d'un établissement complet -d'ailleurs les auberges même les plus prudes sont rarement silencieuses-, nul ne lui répond et la porte ne s'ouvre ni sous l'appel ni sous sa main qui lève le loquet. Fermée et verrouillée ici aussi.
Elle fronce les sourcils dans la pénombre qui progresse et frappe à nouveau au battant, répétant sa demande.

- Je peux payer ! Avez-vous une chambre de libre ? Même sous les combles, même à l'écurie ! Voyageur authentique cherche gîte pour la nuit !

Elle a repris les formulations anciennes, celles qui ouvrent les portes ; en vain ici, la porte reste close et la maison silencieuse.
Pire, les lumières au rez de chaussé s'éteignent tandis qu'elle entend des pas et des portes claquer à l'intérieur. Claquemurés.

La femme sent l'angoisse monter. Rien de tout cela n'est normal. Qu'il n'y ait pas grand monde pour trainer dans les rues le soir, rien de plus normal dans ces coins où tout un chacun se couche avec les poules. Mais désert à ce point ? Verrouillé comme ici, au point que même l'auberge refuse visiblement ses clients ? Ne répond même pas à ses cris ?

La mule frisonne et tape du pied, la bouscule à nouveau en roulant des yeux effrayés. La femme recule de quelques pas, jette un regard autour d'elle. Se retrouver seule dans la nuit n'a ordinairement rien pour l'effrayer, mais il y a ici quelque chose d'angoissant dans ce silence et ces volets fermés. Les autres maisons présentent le même profil, quelques lueurs derrière certains fenêtres -pas dans toutes les masures- mais toujours derrière des volets fermés.
Le village entier est silencieux. Il y règne comme une attente ou...

De la peur, songe-t-elle confusément. Une tension palpable qui alarme tous ses instincts de conservation. Anormal. Dangereux même.

La certitude grandit qu'il lui faut trouver à s'abriter. A se cloîtrer elle aussi, pour échapper au danger. Rapidement, songe-t-elle en observant inexplicablement le soleil disparaître à l'horizon. Avec lui toute la paix et la lucidité qu'apporte la lumière ; avec l'obscurité elle sent monter la panique, une terreur primitive venue tout droit de l'instinct, qui hurle la présence d'un danger plus grand, plus sombre que tout ce qu'elle a pu rencontrer jusque là.
Un danger qu'eux redoutent, cloîtrés derrière leurs volets.
Un danger qui vient.

L'errance du cordonnier (2)

La campagne est belle dans l'obscurité. Puis-je ne pas trop vite m'y habituer, à marcher vers les ombres et la noirceur, tournant dos à la pâle aube si froide. Non j'ai tourné dos à ta lumière et sans doute finirais-je par le regretter. Mais j'aurai d'ici là arpenté peut-être un bon bout de ce qui peut se faire et l'on peut espérer qu'alors les paysages auront assez changé pour encore m'émerveiller.

Oh je sais bien que je me lasserai. Je n'ai jamais été voyageur, les sorties de la ville se comptent en foires annuelles et la nécessité de s'y approvisionner. Est-ce ma faute si l'on trouvait tout dans la ville où je suis né ? + Nous n'étions pas riches mais nous nous en sortions bien. Aux jours de fêtes -et n'étaient-ils pas nombreux ?- la table croulait sous les mets, les invités dansaient dans la maison, faisaient voler la poussière de la rue jusque dans les moindres recoins de l'habitation qu'ils envahissaient. Mon épouse râlait mais je savais bien qu'elle était fière de les accueillir et leur montrer ce que nous avions à offrir.

Moi pour tout dire tout cela m'emmerdait un peu. C'est vrai que j'aimais bien économiser, offrir de temps à autre un châle magnifique à mon épouse ou notre fille et même nous acquérir quelques livres. Mais gaspiller ainsi les économies pour ceux qui se proclamaient amis quand la porte s'ouvrait... Qui ne se proclamaient amis que lorsque la porte s'ouvrait.

Je sais qu'il en était de vrais, que certains réellement nous aimaient bien. Mais chacun son ouvrage et son salaire, voilà qui était ma conduite. Le notre était difficile et pourtant marchait bien, nous n'économisions pas nos efforts.

Les plaisirs n'étaient pas rares mais le labeur continuel ou presque, il était tout le temps quelque chose à faire -et cela était bien ! Un artisan sans ouvrage ne fait pas long feu.

Oh c'est certain que cela va me changer maintenant.

Si c'était à refaire sans doute le referais-je tu sais ? Ne sachant pas ta malédiction ; je me serais retenu si j'avais su ce qui m'attendait, évidemment. Mais l'homme était là, passait devant moi sous les huées et le fouet, sale et répugnant, lui qui incitait les foules à changer, sans promouvoir aucune révolte il déplaçait des montagnes et blasphémait sur la foi. Qui eut cru que tu le soutenais ? Peut-être faisait-il bien partie de toi, mais alors il est bon que je sois parti des textes sacrés car définitivement c'est que je ne les avais pas compris.

Ainsi soit-il : je marcherai.

Ni récriminations ni huées, ni crachats ni malédictions pour répondre à la tienne. Je marcherai.

Je l'ai vu mourir là bas pourtant et tu semblais bien l'avoir abandonné, comme depuis longtemps déjà. Oui j'ai craché avec la foule et me suis rangé avec les forts. Avec tes servants aussi, premiers à le condamner. Il est vrai aussi que les suivre, eux, avec leurs costumes et leur autorité, voilà qui avait de quoi rassurer.

Il apportait le chaos. Jetait hors de chez eux les artisans, les honnêtes gens.

Il parlait d'amour et que savait-il de l'amour, lui qui n'avait ni femme ni enfants ? Et moi je bouillonnais lorsqu'il passait dans notre rue, lorsque ceux qui l'écoutaient passaient à leur tour. Que ma femme fermait la porte, ordonnait aux enfants de rentrer. Me suppliait de ne pas les laisser emporter notre fils. Oh mon fils ! Chair de ma chair, éternelle fierté, qui m'en voulait parfois de ne pas le laisser aller les suivre.

Nous avions vu ce qu'il avait fait aux pêcheurs, qui avaient fini par déserter leurs filets et leurs barques. Qui alors pour s'occuper des mères restées en arrière ?

Jusqu'à la sienne, vous l'auriez vu... Belle femme, forte et débrouillarde, malgré les rumeurs et le déshonneur qui restaient à peser sur elle. Bien des hommes se serait désignés pour la récupérer, même enceinte jusqu'aux sourcils, si son promis n'avait pas voulu la garder dans cet état qui les entachait tous deux.

Et triste, triste à mourir presque, lorsque ce fut le tour de son fils. Aucun parent ne devrait enterrer son enfant, à plus forte raison dans ces conditions.

Mais il l'avait cherché tout de même. Il apportait le chaos et je ne voulais pas du chaos. Je voulais continuer ainsi que nous faisions, t'adorer à nos manières, transmettre à mon fils l'échoppe patiemment bâtie, le travail de plusieurs vies. Il se débrouillait déjà bien mais pas encore assez pour prendre ma place. Que deviendra ma famille à présent que tu m'as jeté sur les routes ?

Peut-être sont-ce là les pires tourments de ta malédiction, partir et souffrir au loin sans savoir jamais ce que seront devenus les miens. Chair de ma chair, mes enfants. Mon épouse. Je ne puis qu'espérer que tu as montré plus de miséricorde que moi, que mon errance ne se payera pas pour eux d'un prix plus élevé que la disparition du père.

Ainsi soit-il, je marcherai.

Jusqu'à ce que mes semelles se fassent poussière, jusqu'à ce que ma barbe blanchisse et jaunisse, que les rides creusent des sillons poussiéreux sur mon visage citadin qui apprendra les rigueurs du dehors.

Et je sais bien pourtant que cela n'est rien. Que l'essentiel de ta malédiction n'est pas la marche et son inconfort mais bien ce que veut dire cette marche infinie.

Ainsi soit-il, je serai l'errant et le maudit.

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