Partie 1 ici et partie 2 ici

Il avance pourtant, d’un pas sur et un rien arrogant, se rapproche d’elle, entrant dans le village qu’elle s’apprêtait à quitter, barrant de sa silhouette décharnée la route qu’elle remontait.

Et qu’elle remonte toujours car les bottes se remettent en marche.
- S’il faut le croiser et je pense bien qu’on ne pourra pas y couper, ce sera en terrain plus dégagé, à la sortie de la ville et vue sur l’horizon, certainement pas coincée entre deux vieilles maisons. Allez ma belle, on avance, murmure-t-elle d’une voix qui tremble moins que son âme.
Elle sait, avec cette clarté irréelle que le mort en marche qui lui fait face est mu par un mal ancien, droit issu des ténèbres et pis que mortel. Pourtant, les pieds bottés se remettent en marche, droit sur lui, vers l’horreur qui hante ce village à la nuit tombée.

Une terreur glacée s’est insinuée en elle, qui n’est pas due qu’à l’absence de la cape chaude qui l’enveloppait précédemment. Accompagnée soudain d’un désespoir absolu : elle sait qu’elle ne peut pas échapper à la créature dont elle a croisé le regard rouge. Bien trop puissant, elle n’a aucune chance, elle n’est rien face à lui, les yeux plongés dans ces yeux écarlates, elle n’a ni ne mérite aucune chance… C’est à lui qu’elle vient, de son pas souple et nonchalant, du pas du vagants tellement familier du chemin qu’elle n’a pas besoin de regarder où poser les pieds, ce qui est bon puisqu’elle ne peut plus détacher son regard du sien, de cet éclat satisfait et mauvais.
Il est tout proche à présent, elle distingue les contours de son visage mort, les lèvres pâmes et ces yeux, ces yeux, ô dieux elle n’est rien devant ces yeux, n’existe plus et ne le mérite encore moins, n’a aucune chance… Elle ne peut qu’avancer, encore. Un pas, un autre. Sans regarder au sol. Un pas tellement familier du chemin qu’elle pourrait l’arpenter les yeux fermés.

Un sursaut de clarté s’impose à ses pensées, tandis que la mule frissonne et la bouscule de l’épaule. On n’est pas vagant –du moins pas si longtemps- sans avoir un fond d’acier et l’expérience de la voyageuse à eu le temps de l’éprouver. De le forger.
Le temps semble s’étirer ; la terreur reflue en elle par vagues, jusqu’à la laisser absolument froide et concentrée, dotée de cette clarté d’esprit, de cette hyper sensibilité au moindre détail qui annonce aux guerriers les batailles. La narine évasée, elle flaire l’odeur putréfiée de la créature. Son pied qui ne s’est pas arrêté ressent chaque inégalité du chemin, sans buter jamais dessus. Elle sent le froid qui l’a saisie, qui insensibilise sa main autour du bâton tandis que l’autre reste protégée, au creux de la tête de la mule qu’elle mène au licol. La bouche sèche et la langue un peu gonflée, elle perçoit tout avec une acuité augmentée. Celle du soldat montant au front, du duelliste juste avant qu’une des lames ne transperce l’un des protagonistes, sachant bien que ce peut être lui.
Sachant bien ici qu’elle pourra y rester et pas seulement au sens mortel du terme car elle a reconnu la créature des ténèbres pour ce qu’elle est. Dotée de cette lucidité terrible, elle ferme les yeux, échappant au regard maudit.
Elle sent la pulsation de son cœur battre plus posément, puissante et régulière. Un calme froid l’a envahie tandis que le corps se raffermit sur son pas régulier. Un pied, le bâton, un pied, la mule à ses cotés.
Elle est la vagante sur la route et tant qu’elle est dessus les dangers lui sont connus. Ou inconnus peut-être, mortels parfois mais ils restent part intégrante de la route.
Mon affaire à moi, c’est le chemin.

Les yeux clos, la voix des villageois retentit dans ses pensées –ils n’entrent que s’ils sont invités ! Ayant contemplé puis échappé au regard mort et rouge, flairant son odeur et la noirceur qui émane de lui, elle le reconnaît pour ce qu’il est. La peur est encore là, le danger aussi mais la clarté surpasse tout, la clarté du guerrier risquant toujours ses dernières passes d’arme. Elle esquisse une ombre de sourire, arme sa voix comme un arme un coup.
- Hors de mon chemin.

Un silence. Puis un rire, un rire mort et mauvais, satisfait.
- Tu es bien courageuse, vagabonde et pour cela sans doute ignorante crasse. Espères-tu vraiment me donner un ordre, ne me reconnais-tu pas pour ce que je suis ? Le courage dont tu fais preuve n’est qu’issu de la folie ou de l’ignorance. La voix rauque et méchante s’insinue au cœur de ses os, de son cerveau mais n’arrête pas le pas, malgré la mule qui tire et refuse soudain d’avancer, malgré les yeux toujours clos mais la certitude qu’à s’en approcher il ne peut être que tout près maintenant.

Mais le mouvement est le propre du vagant. En temps que tel il ne doit surtout pas être rompu, la certitude s’est logée en elle, traversant la peur, glissant dans la clarté, dessillant ses yeux. Evidence folle et désespérée.
- Non point de l’ignorance. Hors de mon chemin, créature des ténèbres.

Point d’ignorance mais de la folie peut être, songe-t-elle avant de se reprendre ; elle ne peut pas se permettre de douter, c’est son essence et sa foi qui sont ici mises à l’épreuve dans la pirouette désespérée qu’elle bâtit pour s’échapper.
- Crois tu pouvoir me faire ainsi face et m’ordonner, ici au dehors et au coucher du soleil ? Les ténèbres sont miennes, sont mon domaine, mortelle ignorante.

A nouveau cet amusement cruel, sans colère mais gorgé de mépris suffisant. Malgré le danger ou par lui peut être, à nouveau la femme sourit en achevant un pas don le rythme a ralenti sans cesser pour autant.
- Les ténèbres sont tiennes créature du mal et je te les laisse volontiers. Mais tu n’es pas ici sur le territoire des ténèbres, seul où tu puisses entrer à ton gré. S’il fait bien nuit, tu es ici sur le chemin, mon chemin t’ais-je répété deux fois. Et je ne t’y ai pas invité.

Le silence est plus long cette fois. Pied et bâton avancent encore d’un pas, léger bruit mat sur la route de poussière tandis que la mule piétine moins régulièrement à son coté. La voix de la femme est claire et forte à présent, exempte de toute trace de peur.
- Créature des ténèbres, hors de mon chemin. Tu n’es plus ici chez toi car tu t’es fourvoyé sur les voies de passages.
Car je suis la vagante, héritière des chemins, chez moi sur les routes. Et je ne t’y ai pas invité.

Les yeux toujours clos, elle avance encore et ne voit pas ceux du monstre, qui s‘écarquillent sans bruit. La main de la femme a blanchi, malgré le froid, serrée sur le bâton. Elle joue son va-tout dans cette profession de foi. Et sait bien que c’est trop, trop gros pour passer.
S’est-on jamais approprié la route ?

Et pourtant, elle a parlé avec sincérité, et sait deux choses qui sont liés.
Qu’en premier lieu, elle n’aurait pu l’empêcher d’entrer ailleurs, que sa foi aurait cédé devant son regard dans un lieu qui n’aurait pas été autant le sien ; car nul endroit n’est plus chez elle que la route.
La route enfin qui est sienne autant qu’elle lui appartient, plus intimement que leur demeure pour bien des gens. Elle est la vagante et si le chemin ne lui appartient pas du moins y est-elle chez elle.
Mais cela peut-il fonctionner à cette échelle ?

Alors qu’elle avance, lançant en avant la mains qui tient le bâton, elle sent les jointures heurter le tissu froid tendu sur ce qui ne peut être que la poitrine de la chose qui n’a pas bougé. Elle veut hurler, pleurer sa défaite imminente qui lui apparaît au cœur même de cette froide lucidité qui est encore sienne, qui demeure jusqu’à la fin du combat, dut-elle s’éteindre par la mort. A la place, l’acier parle en elle tandis que la voix se durcit encore tandis qu’elle répète la profession de foi.
- Hors de mon chemin. Je suis la vagante, chez elle sur les chemins où je ne t’ai pas invité. Il ne t’est pas permis d’y entrer.

Sous ses doigts, le tissu s’efface tandis que la créature recule d’un pas, les yeux exorbités. La bouche mince s’ouvre sur un hurlement qui dévoile deux canines démesurées. La femme grimace tandis que le cri hideux lui vrille les tympans, achève de réveiller le moindre innocent qui aurait pu s’endormir dans le village derrière. La mule se cabre à nouveau, manquant la chute mais la main ferme la reprend au licol et ne cesse d’avancer.

Devant elle, l’homme a laissé place à une brume sombre qui a interrompu le hurlement. Avançant toujours, la femme la traverse sans la voir, bien qu’elle se glace en passant dedans ; le cri résonne au creux de son esprit, hurlant mille malédictions. Elle ne la voit pas plus s’effilocher dans le vent, mi par la brise qui s’est levée mi par son corps passé au travers suivi de la mule encapuchonnée.

Après quelques pas, elle ouvre les yeux. Et, sans un regard en arrière, poursuit sa route, jamais interrompue.

Ils ne peuvent entrer que lorsqu’ils y sont invités. Ils ont bien des moyens de vous y inciter, créatures du mal tenaillées par la soif. Mais qu’advient-il de ceux qui sont surpris en flagrant délit d’intrusion non autorisée ?