La femme marche d'un bon pas, égal et sans effort ; ni pressé ni traînant, il a la foulée souple de ceux qui ont l'habitude d'aller loin et longtemps. En témoignent également l'usure des solides bottes de marche ou le bâton dans la main qui rythme naturellement le pas régulier de la voyageuse.
Un rien de fatigue se lot sur son visage buriné bien que protégé des intempéries par un chapeau à large bord. La mule qu'elle guide lâchement chemine tout aussi régulière, indifférente à l'herbe du bas coté, marchant comme si cela devait durer mille ans et durait déjà depuis autant. Une bête solide sans être belle, bien conformée sans tape à l'oeil, preuve à nouveau de l'habitude de la route de sa propriétaire.
Sans rompre le pas, la femme porte le regard au loin où se dessinent à présent les premières maisons du prochain village. Elle y sera peu avant le coucher du soleil, qui tombe vite en cet automne déjà bien avancé.

Elle connait son pas et celui de la bête, accordées qu'elles sont depuis le temps et les kilomètres parcourus ensemble. Les derniers rayons enflamment l'horizon quand elle atteint les masures. Poursuivant sa route, elle s'engage dans le village, descendant la rue principale, cherchant du regard une auberge incontournable.
Pourtant le regard s'est fait plus inquiet depuis un moment. Le village est silencieux, bien plus que ne le sont les hameaux traversés au crépuscule. Non point désert comme elle en a croisé certains, aux portes battantes sur des bâtisses parfois reconquises par des renards ; mais silencieux, bien trop. Ici loin de battre les portes sont soigneusement refermées, comme les volets aux fenêtres où sourde cependant des lueurs, preuves s'il en faut que les habitants sont bien là, cloîtrés derrière les barres de bois. C'est un peu tendue qu'elle continue de descendre la rue.

- Les péquenots se couchent habituellement tôt mais là c'est un peu fort, marmonne-t-elle à la mule, depuis longtemps acquise au statut de confidente. Je suis peut être tombée dans la période de jeune ou je ne sais quoi... A moins qu'il n'y ait des chauves souris particulièrement féroces dans le coin, ajoute-t-elle, plaisantant pour lutter contre le sentiment de malaise qui l'envahit tout de même, d'autant que la mule habituellement imperturbable ne semble pas à son aise non plus. L'animal roule des yeux, tire sur la longe et bouscule la femme de l'épaule, piétinant sur place.

- Eh bien ma belle qu'y a-t-il ? Il ne te plaît pas non plus ce bled perdu ? On va bien s'y dégoter une piaule tout de même ne t'inquiète pas, au pire une grange mais on ne va pas tarder à s'arrêter pour la nuit, promis le picotin n'est plus loin.

La mule encense de l'encolure, visiblement peu convaincue, les naseaux frémissants. La femme, de plus en plus suspicieuse, se tient plus que jamais sur ses gardes, gagnée à son tour par une inquiétude sourde quoi que plus discrète que la mule dans son expression.

Les maisons se succèdent, au premières masures isolées ont suivi des grappes de construction plus hautes, quelques commerces et artisans.
L'enseigne d'une auberge se dévoile enfin, saillant d'un bâtiment long flanqué d'une petite écurie. La femme y porte ses pas, frappe à la porte fermée.

- Oh là ! Un voyageur à votre porte, souhaitant couchage pour la nuit et une place à l'écurie !

Pas de réponse. Si les lueurs persistent derrière les volets, elles sont faibles et ne présagent pas d'un établissement complet -d'ailleurs les auberges même les plus prudes sont rarement silencieuses-, nul ne lui répond et la porte ne s'ouvre ni sous l'appel ni sous sa main qui lève le loquet. Fermée et verrouillée ici aussi.
Elle fronce les sourcils dans la pénombre qui progresse et frappe à nouveau au battant, répétant sa demande.

- Je peux payer ! Avez-vous une chambre de libre ? Même sous les combles, même à l'écurie ! Voyageur authentique cherche gîte pour la nuit !

Elle a repris les formulations anciennes, celles qui ouvrent les portes ; en vain ici, la porte reste close et la maison silencieuse.
Pire, les lumières au rez de chaussé s'éteignent tandis qu'elle entend des pas et des portes claquer à l'intérieur. Claquemurés.

La femme sent l'angoisse monter. Rien de tout cela n'est normal. Qu'il n'y ait pas grand monde pour trainer dans les rues le soir, rien de plus normal dans ces coins où tout un chacun se couche avec les poules. Mais désert à ce point ? Verrouillé comme ici, au point que même l'auberge refuse visiblement ses clients ? Ne répond même pas à ses cris ?

La mule frisonne et tape du pied, la bouscule à nouveau en roulant des yeux effrayés. La femme recule de quelques pas, jette un regard autour d'elle. Se retrouver seule dans la nuit n'a ordinairement rien pour l'effrayer, mais il y a ici quelque chose d'angoissant dans ce silence et ces volets fermés. Les autres maisons présentent le même profil, quelques lueurs derrière certains fenêtres -pas dans toutes les masures- mais toujours derrière des volets fermés.
Le village entier est silencieux. Il y règne comme une attente ou...

De la peur, songe-t-elle confusément. Une tension palpable qui alarme tous ses instincts de conservation. Anormal. Dangereux même.

La certitude grandit qu'il lui faut trouver à s'abriter. A se cloîtrer elle aussi, pour échapper au danger. Rapidement, songe-t-elle en observant inexplicablement le soleil disparaître à l'horizon. Avec lui toute la paix et la lucidité qu'apporte la lumière ; avec l'obscurité elle sent monter la panique, une terreur primitive venue tout droit de l'instinct, qui hurle la présence d'un danger plus grand, plus sombre que tout ce qu'elle a pu rencontrer jusque là.
Un danger qu'eux redoutent, cloîtrés derrière leurs volets.
Un danger qui vient.