Je garde assez peu de souvenirs du reste de la visite. Des couloirs et des salles, ces portes épaisses et ces murs aux couloirs ternes. Ceux là ou d'autres... Tous ces foutus centres sont les mêmes. J'ai visité le reste un peu sonné, refusant d'y croire.

M'as-tu reconnu ? J'en doute. Tu étais loin, perdue encore dans ta haine et ton désespoir, forte et dure de l'extérieur pour tenir tout ce qui s'était cassé la gueule dedans.

Je me fichais bien du reste de la visite, effectuée sonné, K-O, touché-coulé. Ils l'ont bien remarqué évidemment. Ont mis ça sur le compte de la violence des tableaux, des visions d'horreur de ces gamins cernés. C'est vrai que le public n'était pas beau, qu'ils cumulaient les cas cumulant tous les maux. Mais ça... Ca c'était le boulot et là j'étais bon. Vraiment. Non plus seulement prometteur mais bon, c'est ce qu'ils disaient de moi -et pas seulement les vieux barbons dans leurs chaires théoriques. Les pires cas ne m'effrayaient pas. Toi par contre...

Toi c'était tout le reste. C'était mes années de lycée, la fin de l'enfance et le reste, ces visions qui ne m'ont plus lâchées depuis lors. L'amour fou des enfants, le désir des adolescents et la gravité des grands. La fin de l'enfance sans être encore adulte vraiment, le tourbillon intenses de ces années d'adolescents ; oh tu en étais l'un des typhons les plus terribles. Te revoir déjà m'aurait fichu un coup. Mais te revoir dans cet état ! Pas toi, pas toi, j'aurais préféré trouver mon frangin dans ces murs -n'y voyez nul égoïsme ; je le sais dur et accroché à la vie plus qu'aucun autre que je puisse connaître, lui s'en sortirai. Toi déjà dans ces années là on lisait tes fêlures. Aujourd'hui il fallait croire qu'elles s'étaient élargies un peu trop ; t'étais tombée au fond du gouffre. Qu'est ce que tu foutais là ?

J'ai dit qu'il fallait que je réfléchisse, évidemment. On ne prend pas à la légère ce genre de décision qui me conduisait à déménager à l'autre bout du pays, non vraiment cela se pense et se réfléchit -excuse ô combien artificielle et sans doute t'aurait-elle faite sourire en un autre temps, quand on se frôlait au bout du monde en rêvant de le parcourir en tous sens. J’ai dit que j’y réfléchirai, que le poste promettait beaucoup mais que je ne voulais pas précipiter la décision. Que je rappellerai. C’est la réponse qui veut généralement dire non.

Je suis sorti, retrouvant le soleil et l’extérieur avec une avidité désespérée. J’avais envie à la fois de m’enfuir et de me retourner –à vrai dire, mêlant ces deux envies j’aurais tout aussi bien pu courir à nouveau dans le bâtiment. A la place je me suis assis sur un banc non loin, comme le vieux et les amoureux. Je me sentais d’ailleurs un peu des deux, posant les yeux sur le bâtiment clair. Le bâtiment où je t’avais retrouvée, où tu habitais… étais cloîtrée. Sais-tu, j’aurais adoré t’y retrouver en collègue, dans un service ou un autre. Comme quand on était gamins, ta simple présence m’aurait mis du cœur au ventre et à l’ouvrage. Et puis j’aurais trouvé à t’approcher, à te causer. A faire tout ce que j’aurais dû tenter adolescent, tout ce que j’ai regretté de ne pas avoir osé. Tirer les choses au clair. Mais de ce coté-ci de la vie ? Faire face à tes yeux caves, ta hargne contre le monde quand ta simple présence suffit encore à mettre à bas mes barrières ? Lutter contre ton affect, le mien pour t’aider vraiment, le tien peut-être ensuite, celui qui peut naître entre beaucoup de patients dans la relation. Etre assez professionnel pour rester lucide sur ses origines et le refuser, quand j’en ai rêvé des années ?

L’amoureux en moi tout autant que le professionnel me conjuraient de refuser. Trop de risques de m’y brûler, d’y laisser des plumes et d’en arracher d’autres, de faire du mal à ceux que je m’engageais à aider en toute équité, entièrement professionnel en signant le contrat. La petite voix familière en moi murmurait de fuir encore, d’aller voir ailleurs et de fuir très loin à nouveau –mais celle-là est une compagne familière qu’il m’arrive parfois de savoir faire taire.

Je suis resté longtemps sur ce banc, avant de regagner l’hôtel où j’avais pris logement pour cet entretien. J’y ai pesé la question, l’ai, à l’image de mon corps dans les draps, tournée et retournée longtemps sans trouver solution. J’y ai réfléchi, comme je l’avais promis en refusant dans les formes.

Un peu avant l’aube, l’idée s’est imposée soudain. Que je ne pourrai pas supporter de t’avoir à nouveau croisée pour me détourner. Pour choisir de te sortir, volontairement, d’une vie que tu hantes encore trop souvent. Que sans y voir un signe du destin nous ayant ramené à la même croisée de chemins, c’était une occasion trop belle pour choisir une autre bifurcation.

Pour rassurer ma conscience, mal à l’aise à l’idée de baser ce choix sur mes capacités à faire face ou fuir d’anciens sentiments amoureux, je concluais sur le travail effectif que je pouvais mener ici. La situation idéale et l’ensemble de ces gamins aux regards tout en creux. Rien de plus vrai, objectivement je le reconnaissais. Mais ma décision, dans tout son renversement, s’était arrêtée à l’argument précédent.

Le soleil pointait dehors. J’avais prévu cette journée pour visiter la ville, songeais-je épuisé, apaisé. J’aurai maintenant des années pour le faire, souriais-je en m’endormant enfin dans les premières lueurs du matin.