- On dit qu'au nord on trouve des îles. Il faut manœuvrer prudemment car les glaces selon le temps soit emprisonnent les flots soient dansent sur l'eau, éventrant les navires trop frêles, égarant les navigateurs dans de longs canaux blancs.

Mais on dit qu'au nord sont des îles. Que les peuples qui y vivent sont durs et fiers, à l'image de leurs territoires de glaces et de vents. Que leurs filles sont belles à tomber, tigresses brunes et sauvages, acharnées au travail et en amour.

J'irai chercher femme au delà des flots glacés, vers le nord et les peuples de ces contrées. Je me battrai pour elle et j'échangerai peaux et denrées. Je la ramènerai chez moi, la plus belle et la plus vaillante pour fonder un foyer, une lignée.

''L'homme qui raconte ses projets dans la lueur vacillante des lampes, dans la buée de cette cabane enneigée fixe la lueur du fourneau, farouche et hirsute. La compagnie est virile, hommes forts partis chercher fortune dans ces territoires glacés où regorgent les bêtes et l'or, peut être. Ils ont de beaux projets, loin de la glace pour la plupart, une fois amassé ce pactole dont ils rêvent.

En attendant ils chassent, accumulent les peaux gelées, cherchent les filons ; certains trouvent et réalisent leurs espoirs les plus fous, d'une pépite un peu grosse ou de patients mois d'accumulation. Ils parlent souvent de ce qu'ils feront de cet or à venir ; les femmes ne sont pas venues dans ces contrées désolées, certaines attendent là bas, au soleil au foyer. D'autres sont encore à trouver ; nul doute que ce seront les meilleures, avec tout ce que l'argent pourra séduire.

Seuls quelques-uns, plus âgés, généralement silencieux dans leur coin semblent avoir abandonné tout projet autre que celui du gagne pain difficile au quotidien. Ridés, secs et taiseux, les hommes n'aiment pas trop les questionner ; il n'est pas normal d'envisager finir ici sa vie, dans ce désert de glace qu'ils savent bien peuplé mais trop peu d'humains. En général les vieux ne disent rien, laissent les jeunes parler et bâtir leurs projets. Nombre d'entre eux n'en verront pas l'achèvement, soit qu'ils n'y arrivent pas soit qu'ils ne meurent trop tôt. La vie n'est pas tendre ici, peut donner beaucoup à certains qui ont fait fortune, mais prend ses gages en échange, en vies humaines.

Et en espoirs. Les vieux se taisent en général, ne brisent pas les élans de la rude jeunesse. Tous sont des hommes faits, endurcis, il faut cela pour survivre ici ; mais la plupart ont encore la vigueur et les idées, n'envisagent l'ici qu'en un provisoire et prolifique gagne pain pour les audacieux.

Les vieux se taisent en général et pour briser l'habitude c'est la voix cassée de l'un d'entre eux qui s'élève. C'est le Ruisseau, surnom depuis qu'il a construit sa cabane auprès d'un méandre gelé plus souvent qu'à son tour... Bien avant qu'aucun d'entre ces jeunes n'arrive sur ces terres. Son nom semble s'être perdu plus longtemps encore auparavant et nul ne le lui demande sérieusement ; boutade parfois d'hommes un peu éméchés, il arrive que le ton monte mais le vieux ne cède jamais. Les autres alors interviennent pour calmer le jeu : il existe un accord tacite ici, où si l'on peut raconter sa vie, faire tourner les photos de famille dans les médaillons et développer ses projets, sa foi ou ses idées, il est possible aussi de tout taire de son passé, de son privé. Seul compte le temps présent, dans ses difficultés, sa rude solidarité ; qu'importe combien il durera pour chacun.

Mais le Ruisseau se redresse dans ses pelisses, l'oeil brillant de fièvre et de cette folie qu'on lui sait. La voix cassée déraille comme la raison mais tous l'écoutent ; chacun a droit à la parole et la sienne est trop rare pour passer à coté...''

- Que crois-tu trouver au delà des glaces, pauvre fou ? Crois-tu réellement pouvoir t'emparer d'une femme qui te suivrait docilement ? Crois-tu qu'on te laissera la prendre, elle la première ?

Tu ignores tout de ces terres, laisse les donc en paix !

Le silence s'épaissit dans la cabane, troublé par les bruits du feu et les mouvements discrets de ceux qui se déplacent un peu pour mieux voir celui qui semble avoir décidé de les gratifier d'une histoire.

- Je te vois venir, jeunot plein d'audace, qui croit tout savoir et tout pouvoir, maitriser les armes et la force de sa race. Mais si tu veux les garder, ne t'aventure donc pas au delà des flots glacés. Je peux te dire, moi, que tu n'y trouverais pas ce que tu cherches !

Ou du moins ne l'en rapporterais-tu pas ; sans doute même que tu n'en reviendrais pas.

Je les connais ces terres, crois moi. J'ai navigué entre les blocs de glace dérivant, portant parfois quelques phoques voire un ours blanc. Ils sont moins cruels que les peuples qui les chassent pour le plaisir.

J'ai parcouru ces terres à ton âge. Comme toi je voulais trouver femme ; j'avais trouvé de l'or, beaucoup même et chassé aussi. J'ai chargé mon canot : peaux de toutes les qualités, couteaux de bon acier, armes de toutes sortes. Je l'ai poussé sur l'eau et suis parti, seul, plein d'expérience et de projets, fort d'une carrure plus belle encore que la tienne et d'années de pratique. Rien ne me faisait peur, rien ne m'aurait arrêté. J'avais de l'argent, je voulais une femme et fonder un foyer, loin dans les terres du sud qui ne connaissent pas la glace comme ici.

Comme toi j'avais entendu parler de ces peuples au delà des flots glacés. On disait qu'existaient sur les terres gelées des tribus d'hommes fins et beaux comme des dieux, solides et vaillants comme nous venus ici. Bien différent des Indiens que j'avais pu croiser, dont les traits saillants ne m'attiraient pas, on leur prêtait le visage des Européens, et des plus beaux encore !

Je voulais pour moi une de ces femmes magnifiques, exemple de beauté et de force, capable d'abattre le travail au foyer et de l'embellir de sa présence. Mieux, j'étais certain de l'obtenir : qui pouvait me résister, s'opposer à mes désirs ?