Comme à chaque fois, il semblait reprendre vie en passant les portes.

D'un coté il y avait la rue, les files où l'on bavardait avant d'entrer, les groupes d'amis qui discutaient, les groupes d'amies qui gloussaient. Tous enthousiastes et beaux, se guettant déjà du regard, ébauchant sourires et plaisanteries.

Il était lui aussi bien entouré, de ces quelques amis qu'il quittait rarement. Ils revenaient de chez l'un d'entre eux, où ils avaient éclusé quelques bouteilles, puisque c'est quand même bien plus cher à l'intérieur et partagé quelques joints puisqu'on est plus tranquille pour ça chez soi.

Il suivait pour être avec eux, levait son verre et faisait tourner. Mais se fichait bien d'être ivre ou de planer.

Il venait pour la musique, pour les basses qui le rythmaient de l'intérieur, qui le faisaient bouger d'elles mêmes, quand le corps répondait tout seul et se trémoussait sur la piste.

Dans le bruit et la lumière, il n'était plus besoin de penser.

Il pouvait y aller à jeun et ses amis en profitaient souvent. Il se fichait bien de les ramener tous, tant qu'ils faisaient la fermeture : car il venait pour danser et ne se faisait pas voler.

Comme à chaque fois, il semblait reprendre vie en passant les portes. Devenait plus vif, presque enjoué au vestiaire, se débarrassant volontiers d'une veste que ne ferait plus que le gêner.

Il entrait en piste avec la discrétion de ceux qui sont chez eux sans s'imposer. Rapidement il gagnait le centre, les coins les plus intenses.

Où les gens étaient les plus beaux, les décolletés les plus sexys et les corps les plus surs d'eux.

Trop d'entre eux étaient d'un monde qu'il ne fréquenterait jamais. Hors de la piste il n'avait pas cette assurance, cette confiance en son corps et les regards qu'il pouvait attirer, qui leur permettait à eux de danser au même titre qu'ailleurs de s'afficher, lumineux et hautains, inaccessibles au commun des mortels.

Il n'avait confiance qu'en dansant ; la danse était son élément, sa vie, son coeur et ses mouvements.

Et sur la piste il était plus beau que chacun d'eux ; il les dominait de ses mouvements, plus fluides, plus inventifs, plus brillants. Il séduisait sans y penser un panel de filles avec qui il daignait partager quelques instants. Il s'adaptait à chacune, relevait le niveau, les entrainait plus loin. Il était chez lui dans la danse et y invitait ceux qui s'y croyaient déjà jusque là.

Evidemment il était tout le temps là. Il connaissait toutes les musiques, il connaissait les manières de chaque DJ. Depuis la dernière rentrée, on le laissait entrer sans payer : il était le premier sur la piste, attirait les danseurs à sa suite, n'était jamais ivre et ne causait jamais de problèmes mais conduisait chaque fois une demi-douzaine d'amis qui eux en profitaient pour consommer. On pouvait difficilement faire meilleure publicité ; on l'avait déjà vu sauver des soirées qui commençaient mal, rattraper des Djs qui s'étaient plantés... Il savait improviser, il savait tirer de tout des ressources pour danser. On disait qu'il n'y avait que le silence pour l'arrêter.

Il connaissait les danseurs aussi, retrouvait quasi tous les jeudis un trio déchainé d'étudiantes blondes et longues avec qui enflammer les pistes. Mais chaque soirée était aussi l'occasion de multiples rencontres éphémères, autour de quelques mouvements, qui se frôlant qui s'effleurant.

L'éphémère était bon, qui permettait de ne pas encore décevoir -et ni non plus être déçu.

Il se fichait de la renommée de l'endroit, se fichait que les gens y soient d'élégants parisiens ou des péquenots émerveillés un peu jaloux de cet extra-terrestre débarqué dans leur monde.

En boite il n'était pas besoin de parler.

Partout ailleurs il passait pour un con. Il n'avait rien, pas de conversation, pas même de présence ; il était transparent, insignifiant. En tête à tête il était expert en création de silences gênants, il n'avait jamais su relancer une conversation sans paraître artificiel au possible.

Il aurait donné tous ses talents de danseur pour un peu de répartie. Comme cela ne s'échangeait pas, il attirait les regards et les filles dans le brouhaha des basses qui lui laissaient les oreilles bourdonnantes tout le lendemain.

Il vivait par la danse. Par elle il séduisait les filles, trouvait les gestes qu'il fallait, alpaguait les plus belles et donnait confiance aux moins jolies.

On se demandait parfois pourquoi il quittait le coeur de la boite pour roder à la périphérie, où l'ambiance était moins bonne, où les gens se lançaient moins, osaient moins. Les gérants s'en fichaient bien tant qu'il réussissait à réveiller l'ensemble des lieux. Les plus belles se vexaient un peu mais il y avait bien d'autres danseurs sur lesquels se rabattre. Les autres se sentaient toujours flattés qu'il vienne les voir et s'osaient un peu plus à se trémousser.

Il n'avait pas pitié. Mais il comprenait bien, intimement, la gêne de ceux qui n'osaient pas danser : il connaissait la même en n'osant jamais parler. Ici il pouvait leur tendre la main, comme il espérait toujours qu'on lui en tende une en conversation.

Avec le temps il avait appris par coeur certains rôles qui lui permettaient de faire illusion sur quelques temps même hors de la piste.

Quand une jolie fille commençait à le serrer d'un peu près, quand il s'avérait qui finirait avec elle la soirée, il jouait les machos qui ne parlent pas trop mais pelotent bien.

Technicien laborieux partout sauf en danse, il avait en amour développé quelques qualités. Ses amis l'enviaient souvent, quand il disparaissait au bras d'une créature de rêve, quand il sortait fumer avec une autre où les larguait pour en ramener une chez lui.

Ses amis haussaient les yeux au ciel ; plus beaux, plus populaires, ils n'avaient pas la moitié de ses chances d'emballer sur la piste. Ses amis l'enviaient mais pas trop : ils connaissaient l'envers du décor, savaient qu'il n'avait rien de plus à attendre ailleurs. Eux pouvaient toujours échanger mots et sourires en bars et en cours, quand il redevenait invisible ou terne.

Il aimait la danse et il aimait le bruit assourdissant. Il aimait ici n'être qu'un beau garçon qui danse ; dans le bruit l'on ne lui posait pas de question, ne l'interrogeait pas sur la vie qu'il pouvait mener hors d'ici. Il prenait bien garde à ne pas s'approcher de ceux et celle qu'il lui semblait reconnaître pour les croiser en dehors.

Bien sur que la confiance était factice. Elle suffisait à séduire pour un soir mais il aimait quand les filles partaient sans bruit au matin. Non qu'il n'aima pas passer du temps avec elles -encore que question conversation les beautés qu'il ramenait n'en avait pas toujours plus que lui- mais son image n'y résistait pas. Mieux valait passer pour un macho qu'un boulet.

Et puis au fond il s'en fichait, tant qu'il pouvait retourner danser.

En passant les portes il déposait son manteau pour s'habiller de confiance, lâchait son écharpe pour se ceinturer d'assurance. En passant les portes il sortait de la fange et sautait brillamment sur le podium.

En passant les portes il reprenait vie.