Elle tombait amoureuse comme dans un escalier. En un peu ralenti, en un peu plus longtemps.

L'instant de surprise d'abord, fugace. Aussitôt suivi, en même temps à vrai dire, de cette fuite en avant, la glissade, rapide, intense. Il y a quelque chose de grisant, affolant mais grisant dans cette descente trop rapide pour la raison.

Puis les premiers chocs. Une marche, non pas à gravir pour être couronné, mais l'angle pointu qui heurte le dos. Et toute la succession suivante, un quotidien d'angles qui se répondent et vous renvoient de l'un à l'autre au fil des jours. Ne pouvoir avancer que de coups en coups ; ne pas pouvoir s'arrêter.

Elle tombait amoureuse comme dans un escalier : ce n'était jamais très agréable.

Et on se souvient encore longtemps des bosses dont certaines ne guérissent jamais tout à fait. Elle faisait les choses bien : ses chutes en amour étaient rudes et terribles, spectaculaires et violentes.

Heureusement ça n'arrive pas très souvent : il faudrait vraiment être maladroit.

Elle est juste cette expression : tomber amoureux. Chez elle c'était toujours une chute, brutale, surprenante, irrationnelle. Elle ne s'en apercevait que trop tard, quand elle était déjà dedans et s'était presque grisée de l'accélération.

Elle se demandait alors où elle avait fauté, à quel moment s'était-elle laissée déconcentrer pour se casser ainsi la gueule.

On peut penser à autre chose quand on glisse -ce n'est pas vraiment une glissade d'ailleurs, le mot est trop doux, trop lisse pour cette chute en heurts et cahots. Mais le coeur des préoccupations reste cette fuite en avant, trop brutale, incontrôlée.

Heureusement cela n'arrivait pas très souvent.

Heureusement ? Les années solitaires lui laissaient un goût amer au creux du ventre, ce sentiment de tristesse et colère. Merde, pourquoi pas moi ? Les années solitaires n'étaient que désolation, jusqu'à la convaincre, avec une certitude hargneuse, qu'il valait mieux se casser à nouveau la gueule. Les escaliers plutôt que le désert infini !

Puis quand ça arrivait, du moins pouvait-elle revoir son point de vue. Pour ça, ça changeait du désert ! L'intensité n'était pas la même. Pas forcément plus forte, car le désert offrait parfois de belles crises de rage et de cris. Mais par à-coups.

Quand on chute il y a parfois des moments de répit, entre deux marches ou quand on tombe un peu mieux sur la suivante. Mais globalement on ne peut pas vraiment prendre le temps de se faire une pause. C'est de l'intensité en barres, du concentré d'intensité qui vous tombe sur la gueule avec toute sa dureté.

Elle tombait en amour comme dans un escalier. Heureusement cela n'arrivait pas très souvent.

Avec le recul, entre deux marches, ça la faisait sourire. C'était tellement con. Et puis dans le genre jamais contente on pouvait dire qu'elle se posait là.

Un jour elle tenterait de comparer ces hommes dont elle tombait amoureuse. Il devait y avoir quelque chose, un machin biologique ou psychologique, des phéromones en pagaille ou un souvenir d'enfance enfoui, pour que certains lui fassent cet effet. Avec un peu de chance elle pourrait réussir à le mettre en mots et construire une annonce du tonnerre sur les sites de rencontre.

Et surtout elle pourrait prendre note, peut-être, pour réussir à les éviter de loin.

Bien sur c'était idiot ; ce n'est qu'en les remarquant qu'elle flanchait, c'est poser les yeux sur eux qui brisait sa garde. En les reconnaissant elle se perdait, car c'était toujours la même chose, une reconnaissance qui n'en finissait pas, sans cesse actualisée dans l'émerveillement de l'approche. Ils étaient idéels ses coups de foudres, genre d'anges tombés du ciel au milieu des mortels, sur qui le regard accrochait une fois et restait fixé.

Ce n'étaient pas les plus beaux ni les meilleurs, ni même ceux qui remplissaient les critères qu'elle estimait indispensables à la réussite d'une relation. Demande-t-on aux coups de foudre d'être rationnels ?

Rationnels, non. Dévastateurs en revanche...

Elle en affectait l'ironie, en plaisantait joyeusement avec ses amies. Elle n'aimait pas s'en plaindre ou même en parler, préférait noyer l'intensité dans le cortèges de blagues entre filles autour des flirts et des fantasmes des unes et des autres. Elles parlaient romantisme et cul, elle y planquait ses entrailles retournées.

Heureusement, cela n'arrivait pas souvent.