Et plus ça va et moins tu vas. Regarde toi un peu, dis-moi, franchement c'est quoi ta vie, là ? Beaucoup d'alcool et pas mal d'herbe, peu de sommeil et des litres de café mais vraiment tu ne tiens plus. Stimulé, stimulants, qu'importe l'ivresse tant qu'on est dedans ! Ne me regarde pas comme ça, tu sais trop bien que j'ai raison. Et de toute façon tes yeux pochés parlent pour toi.

Ne me regarde pas comme ça, toi qui ne sait rien. Bien sur que je consomme et même trop, que je me perds et m'égare. Tu as d'ailleurs oublié le fond, l'ambiance autour de tout ce que je prends, la musique trop forte et les hommes trop souvent. Je veux dire tant qu'à faire vas-y, si tu veux critiquer fais-le bien, tu sais qu'il y a beaucoup à en dire ! Pour mettre fin à tes doutes, non je n'ai pas encore dérapé au delà -j'ai essayé mais je sais encore l'éviter pour ne pas définitivement plonger -oh puissance hallucinée ! Tiens d'ailleurs je ne tapine toujours pas non plus ; je sais que tu te poses la question sans oser me lancer encore l'insulte à la figure.
Et au final je me fiche que tu ne me croies pas. C'est vrai que je me traine des amants qui savent me fournir en dopants. Et après ? On baise aussi et c'est bien bon comme ça. Je connais ce mépris dans ton regard et dans le ton, dans chacun de tes gestes quand tu observes mon quotidien bien foiré. Et alors ? Vis ta vie, laisse moi non-vivre la mienne.

Plus ça va et moins tu vas. Je ne parle même plus pour toi tu sais, au final c'est ta vie et tu gères. Mais je te rappelle qu'on partage actuellement le même appartement. Je sais que je te fais chier avec ma morale et mon balais, avec mes tailleurs et mes bijoux, avec ma présence au milieu de tes trips. Mais quand même ici j'y ai aussi droit et j'aimerais pouvoir y amener des gens sans tomber sur une loque hagarde au milieu du salon. Je sais que tu fais gaffe, que tu vis dans ta chambre et évite de te montrer. Mais tout de même...

Ne me regarde pas comme ça, toi qui te fout de tout. Tu ne sais pas combien je tiens à toi, combien m'est nécessaire ta présence qui me rappelle que je ne suis pas seule, que même lointaine, même si l'on vit cote à cote plutôt qu'ensemble dans cette colocation, tu es au moins là pour me dire bonjour le matin. Mais ne me regarde pas de haut, jaugeant mes bouteilles en répandant toute cette indifférence avec toi. Tu m'écoeures à ne faire attention qu'à toi et ton entourage immédiat, ce qui est encore une façon de t'occuper de toi. Alors oui pour ma part je ne m'occupe même pas de moi, en tous cas pas bien, pas comme il serait bien de le faire. Mais du moins je ne prétends pas m'occuper des autres. Non pas chacun sa vie dans son coin ! Mais laisse moi vivre la mienne et gâcher ma santé sans faire de mal à quiconque... Je crois, j'espère du moins. Tu préserves la tienne au prix de bien des autres, et au delà c'est ta beauté, ton élégance qui s'essuient sur les autres pour briller. Alors oui laisse moi mes mélanges et mes mixtures, laisse moi empester ma chambre et refuser que l'on enferme les autres. Laisse moi mes combats et mes carburants, mes ébats et mes débordements ; je te laisse à ton éclat.

Plus ça va et moins tu vas. Tu sais ce qu'on me dit, quand je rentre avec des amis, quand ils te croisent dans la nuit, hagarde et perdue ? On ne me dit rien tu sais, ou pas grand chose. Mais je sais qu'ils n'en pensent pas moins. Comment je fais pour supporter ça ? Est-ce qu'on se croise de temps à autre ? Je ne leur dis rien non plus, je te défends parfois quand ils évoquent avoir croisé un fantôme dans le couloir en allant aux toilettes la nuit. Je dis que c'est une période, que tu n'es pas tout le temps comme ça. Qu'il ne faut pas faire attention à tes cheveux gras, à tes cernes ou à l'odeur d'herbe qui te suit. Que tu es une fille bien dans une mauvaise passe. Que tu es capable de trucs fabuleux, d'aider les gens comme tu respires, de lire des pavés de philo et de bâtir des théories remarquables. Que tu étais une étudiante brillante jusque cet été. Que tout ceci n'est que temporaire ; que tu as toujours été un peu aventurière et peut-être finalement que ce n'est qu'une occasion de plus de découvertes ?

Ne me regarde pas comme ça, toi qui me fout les boules... Tu sais que je ne tiens pas, que je flancherai sous tes mots et tes reproches. Qu'un mot de toi et je craque, je fendille la peau trop mince qui ne retient rien. Je sais que je te donne le mauvais rôle, la connasse haut perchée sur ses talons quand j'ai la conscience pour moi. Je sais que je me vautre dans la tristesse et ce qui me dépasse, que je refuse un peu de m'en sortir, qu'en tous cas je ne fais rien pour. Mais je n'y arrive pas, tu comprends ça ? Non pas qu'en soi ce serait trop difficile ; mais toute la difficulté vient d'en trouver la motivation. Pourquoi se sortir d'une merde pour retomber dans un monde qui n'est qu'excréments ? Plus politiquement correct et tout aussi dégueulasse. J'aime encore mieux mon monde où je voyage en rêves sur ma couette crade. On vit cote à cote et on se griffe plus qu'on se parle, toi en mots et moi en actes.
Et tu ignores encore beaucoup de choses. Les trips affreux où je plonge parfois même à jeun, quand je plane moins que je ne me ramasse. Tu crois que ça fait tout ? Je fais ce que je peux pour modifier mon état, trop inconfortable à assumer. Mais pour autant ne crois pas que ceux que je trouvent soient toujours heureux.

Je ne veux pas jouer la moralisatrice. Je sais que c'est toujours moi qui ai le mauvais rôle avec toi : pas assez fun, trop égoïste, hautaine et hypocrite, élégante travailleuse et sans conscience...
Mais moi aussi je t'emmerde parfois. J'aimerais bien me donner le beau rôle, la complexée maudite écorchée vive, me complaire dans ce désespoir si noir qu'on ne peut que compatir et si bien fondé qu'on ne peut que s'en vouloir de ne pas le partager...

Enfin ça y est tu te lâches. Tu sais pourtant que je ne te proposerai pas de partager mes moyens ; tu es trop brillante, trop belle, trop ancrée dans le monde que tu as fait tien pour que je prenne le risque de t'y briser les jambes. Tu ne comprends pas n'est-ce-pas ? Ce monde où tu navigues en capitaine, d'un navire tout de jambes et de poitrine, de sourires et d'efficacité. Ce monde je te l'ai laissé il y a longtemps déjà, quand j'ai renoncé à rendre les coups bas et les regards qui pesaient trop. Ce monde je te l'ai laissé pour m'évader : je sais que c'est mal, que je ne suis pas utile, que je ne fais finalement que brûler, fais que fonctionner les pires aspects du monde que je t'ai laissé. Evidemment.

Mais promis, ça ne durera plus longtemps ; je t'ai laissé le monde.