Je n'aime que des hommes inaccessibles ? Oui c'est évident. Je vais même te dire, car je crois que tu n'es pas encore arrivée au fond de la chose : je ne les aime qu'inaccessibles.

Non tu ne comprends pas encore, mais puisque ça t'intéresse je vais t'expliquer.

Bien sur il y a ceux que l'on ramène ou chez qui l'on va, ceux pour passer la nuit et calmer les poussées de libido. Des paumés, des bourrés, des pas trop regardants. On s'en fout après tout, pas même besoin de voir leur visage au petit jour, je suis généralement partie avant.

Mais les autres... Ah les autres. Ceux qui me font rêver, ceux qui restent dans mes pensées, qui m'accompagnent jour et nuit. Ceux avec qui je voudrais parler, tandis qu'avec les premier je ne fais que danser, surtout ne rien dire ; à peine un nom pour leur faire plaisir, oh que j'aime les boites pour la drague évidente et sans emmerde.

Ne sois pas trop heureuse pour moi quand je te raconte avoir passé la nuit accompagnée. C'est qu'à coup sur, quelque chose n'allait pas avec le compagnon.

Oh l'on peut plaisanter sur nos coucheries. L'on peut pouffer en s'échangeant nos singeries, les anecdotes passées au lit. Oh oui vaut mieux en rire.

Je sais que les tiennes manquent parfois de sel ; après quelques mois l'on finit par connaitre son homme et cela fait un bout que tu es avec le tien, couple évident, magnifique et brillant. Je serai la marraine de vos enfants, j'ai déjà les chaussures pour le mariage à venir. Tu sais combien j'aime à te charrier sur le sujet, comme on plaisante avec l'idée qui n'est pour toi qu'évidence.

Je t'envie parfois, bien sur. Quand je me sauve à l'aube, ramassant mes vêtements à la hâte, espérant chaque fois ne pas réveiller l'inconnu qui dort à mes cotés. Ca rate souvent, mais qu'importe puisque l'on ne se reverra plus ? Parfois je fais l'effort de sourire et rester un peu : la tendresse, plus que le cul, m'y incite et se voit souvent déçue.

Mais je ne peux leur reprocher un niveau réciproque d'intérêt.

Je t'envie quand je feuillette vos photos, vos voyages et vos sacrés numéros. Je t'envie quand je vous vois bien ensemble, deux pièces d'un même matériau, douces et polies qui s'imbriquent si bien. Je t'envie même quand tu débarques chez moi pour éviter de casser des assiettes chez vous, quand tu me noies sous les récriminations que tu lui adresses, sous les défauts que tu lui trouves.

La violence qui te meut n'est que témoignage de plus de l'intensité qui vous lie.

Les miens ne me déçoivent jamais ! Je n'attends rien de ceux que je touche, je n'effleure pas assez ceux qui m'émeuvent pour en dessiner des contours autrement qu'idéaux.

Je sais que tu m'envies parfois ; il est vrai que tu as souvent plus de succès que moi auprès de ces hommes qui ne t'intéressent pourtant pas. Tu joues avec eux parfois ; je ne dis rien et n'aime pas ça, mais je sais que ce jeu est celui des surs d'eux, de ceux qui peuvent se le permettre, qui n'engagent rien mais se rassurent quant à la séduction dont ils peuvent toujours faire preuve sur d'autres que leurs acquis.

Je sais que tu m'envies parfois, quand je pars sur un coup de tête, quand ma porte est toujours ouverte à tes larmes et tes envies de papotages. Tu sais pouvoir être chez toi chez moi et parfois il est bon de se réfugier hors de ce que vous commencez à bâtir comme foyer.

Je ne vais pas souvent chez vous. Non que l'on n'y soit pas bien ; il est bon d'y être invité par vous, de vous voir jouer les hôtes familiers mais toujours prévenants. Nous venons souvent chez vous, la bande d'anciens amis et étudiants, qui se reforme régulièrement.

Mais votre couple est parfois trop pour moi.

Oui je ne les aime qu'inaccessibles. Le monde est bien ainsi, divisé entre ceux que je n'aime pas, avec qui je peux coucher sans arrière-pensée et ceux que j'aime ô combien platoniquement.

Bien sur que je ne les aime qu'inaccessibles. Non point forcément les plus beaux ou les plus brillants, non point les stars étincelantes : ceux là ne m'intéressent même pas. Mais quelques uns me plaisent bien, ceux qui correspondent -de loin- à mes critères et sur qui je vais me fixer sans possible marche arrière. Je tombe en amour et reste par terre ; de là je les vois mieux briller et d'autant plus fort qu'ils sont loin.

Il faut surtout qu'ils ne s'intéressent pas à moi. Oh je tenterai tout pour inverser la tendance, je m'en rendrai ridicule et très drôle -c'est ton rôle, alors, de me rattraper, de me le faire remarquer, comme ce fut parfois le mien de récupérer ces pauvres garçons assommés de te voir les laisser pour ton compagnon. Mais ça ne marchera pas car ils ne s'intéressent pas à moi.

Et si jamais cela fonctionne, si par quelque occasion l'on finit par se rapprocher -c'est arrivé, tu le sais et les conséquences t'en ont privée de tes arguments du « fonce ». Si jamais cela fonctionne, alors se brise l'idéal et me reste l'homme.

Je n'ai que faire de l'homme. L'humain avec sa corporéité, ses défauts et l'exaspération qui me vient à le fréquenter. Je n'ai que faire de l'homme : il est toujours décevant, toujours si radicalement même que les autres, si en dessous de l'idéal que je m'en étais fait.

Oh non, il vaut mieux ne pas finir ensemble. Car passée l'extase des premiers frôlements, l'emballement du coeur à ses initiatives, avant même parfois le premier baiser, je suis déjà déçue. Et l'extase préalable se paye trop cher, la déception est cruelle et déchirante ; tandis que la rationalité ouvre les yeux, me murmure à l'oreille qu'elle me l'avait toujours dit, le coeur s'accroche tant et pis à ses rêves, refusant que le réel soit si mesquin. Veut aimer encore sur un support déjà mort.

Les jours qui suivent un premier rapprochement sont affreux, partagés entre le désir qu'il rappelle et les désillusions qui ne feront que venir à mesure que j'aurai l'occasion de le découvrir. C'est l'envie d'aimer qui s'accroche au mirage effeuillé sous ses doigts ; ses soubresauts d'agonie sont douloureux et peuvent durer longtemps.

Tu comprends maintenant ? Ce n'est pas que j'aime des hommes inaccessibles. C'est bien que je ne les aime qu'inaccessibles, lointains et vaporeux, idéels et irréels. L'amour est illusoire et comme tel fond sous les néons froids de la vérité.

Oui je crois pour avoir essayé les deux, que je préfère mon idéal halluciné à la désillusion de le concrétiser. C'est toujours mieux en fantasme qu'en réalité. J'ai gardé ainsi quelques beaux portraits, de ces hommes aimés de loin, quittés sans même qu'ils ne s'en rendent compte, sur un déménagement de plus, sur une fuite encore, une occasion saisie au vol de changer de lieu de vie. De lieu plus que de vie. Mais j'emporte avec moi leur image idéalisée, qui m'accompagnera longtemps, forte et douloureusement d'abord, puis pâlie, tendre de doux regrets quand un nouveau garçon de chair et de distance remplacera l'ancien.

Je ne puis en aimer correctement qu'un à la fois et le temps peut-être long pour classer l'image et tourner la page.

Mais je ne peux les aimer qu'en images, mes brillantes idoles ignorantes et distantes.