Je me demande, disait-il, quand le monde et moi recommenceront d’être intimes. Il accompagnait la remarque à mi-voix d’un sourire clair, d’une simplicité épurée. Il y avait de la lumière, dans ce sourire même qui appuyait des mots d’ombres.

Des mots d’ombre et de tristesse, dureté lourde informulée. Il ne s’en cachait pas, mais l’évoquait peu. Il fallait aborder le sujet à deux, qu’en face l’interlocuteur se révèle sensible et curieux, saisisse au vol une allusion pour la creuser. Ce qui arrivait, car c’est aussi ceux qu’il cherchait, les sensibles, attentionnés. Ceux dont il voulait s’entourer.

Il avouait volontiers l’étrangeté, tout l’éloignement d’un monde à faire semblant. Il n’était pas même triste, pas vraiment. Juste distant. Ce n’est pas triste, non vraiment. Trop étranger, tout simplement, pour en être même touché.

Il savait, plus ou moins, les histoires et les chemins où bifurquaient le monde et lui par le passé.


Intime. Il le faisait sourire ce terme qui s’imposait parfois, en tous sens et tous propos, déballé par d’autres au sein des mots.

Il souriait. Aimablement, pour de vrai. Un peu jaune aussi, triste intérieurement. Intime est un mot qui se décline, songeait-il, et dont tous les sens ne me sont plus vraiment accessibles en prime.

Intime alors. Intime disait-il dans la moiteur des corps et les gémissements des plaisirs dans l’effort. Oui, il y avait bien de l’intimité dans ces nudités accolées, ces gestes à l’obscénité normalisée, ou au naturel consacré. Intimité. On pouvait même parler d’aimer. Elles disaient faire l’amour et parlaient d’intimité. Il fallait reconnaître un peu d’intimité à s’afficher ainsi, nu vulnérable, haletant de plaisirs partagés.

Et pourtant. L’intimité partagée lui paraissait superficielle au possible, contact animal de corps en désir. Il parlait de baiser ou coucher, avec tendresse parfois mais sans mystères jamais. D’autres parlaient d’intimité. S’il y en avait c’était avant ou après, dans les mots et les idées, dans ce qui s’échange au creux de la nuit derrière l’écran d’assurance et timidité.

Ils parlaient d’intimité, blottis chacun dans un coin du canapé, entre les verres entamés et les lumières tamisées. Et vrai, dans ces moments là livrait-il des morceaux de lui, le regard braqué sur le mur ou ses mains, ouvrait-il à l’autre de ce qui faisait lui, livré nu sans façade ni compromis.


Et pourtant. Il ne niait pas qu’à un niveau le sens était juste et collait au mot. Il y avait de l’intimité, nu contre un corps dénudé. De l’intimité lorsqu’il évoquait cru ce qu’il était et comment il pensait aller. De l’intimité encore lorsqu’il évoquait le coeur de ses pensés.

Et pourtant. Et pourtant tout lui semblait si loin, pâle et détaché. Peut-être pour cela qu’il se livrait si facilement, avançait comme nu par tous les temps, disait sans pudeur qui il était vraiment.

Il semblait donner sa confiance avec détachement, étrangement considérée comme un présent par bien des gens, parfois flattés d’entrer dans la confidence. D’accéder à ce niveau d’intimité.

Et pourtant. C’était facile et évident, de se livrer et donner, de lever toutes les portes et les laisser accéder à ce qu’ils voudraient.

C’était facile et évident, pour peu qu’on le souhaite évidemment. Il disait vas-y, laissait l’autre avancer, puiser et se servir. S’épancher aussi à loisir.

Pourquoi pas après tout, tout ce qui pouvait lui faire plaisir. Le reste il s’en foutait.


D’une part, peu franchissaient les jalons. Rare était la curiosité à son égard.

Pour ceux qui en avaient, cela flattait souvent leur ego. D’être celui, celle qui. Qui le mettait dans son lit, qui recueillait les souvenirs et les aveux. Qui avait frayé son accès, ouvert les barrières, touchait au coeur et au privé.


Il observait en souriant, affichant le bonheur assumé, observait en souriant le visage satisfait de qui l’avait fait jouir bruyamment, de qui avait écouté ses tourments livrés à mi-voix dans l’obscurité, de qui avait mis le doigt sur quelque opinion ou vérité qui le tenait. C’était la même expression souvent retrouvée en se livrant, physiquement, émotionnellement, mentalement. Dans le sourire de l’interlocuteur presque fier d’avoir réussi, d’avoir décroché comme de haute volée, par les gestes et les mots, le génie et la stratégie, à l’ouvrir et accéder à l’intime en lui.

Ils le faisaient sourire ceux-là, satisfaits, flattés presque d’avoir frayé leur chemin vers l’intimité. L’une ou l’autre de ces formes envisagées, toujours vues comme un genre de parcours, une épreuve où l’autre finissait par céder, ne plus tenir et se lâcher. S’ouvrir et s’abandonner.

Qu’ils en soient satisfaits. Qu’ils se disent avoir gagné, remporté. L’ego n’est pas mauvais à caresser, c’était après tout faire plaisir à ceux qu’il appréciait.


Qu’ils viennent, qu’ils prennent, qu’ils accèdent et se servent. L’intimité dans ce sens n’était rien qui puisse le toucher. Il avait du mal à se sentir exposé, alors même qu’il le semblait au dernier degré. Peu importait. Il disait, formulait parfois : prends. Il ne disait pas mais pensait : il n’est rien que tu puisses faire qui soit apte à me toucher.


Alors s’ouvrir, facile et béant, accessible et présent. Il disait venez, prenez. Traversez si vous voulez, passez à travers et dedans. Pour ce que cela me fait, autant vous plaire et vous flatter -mais cela, il ne le disait qu’intérieurement, devant leurs sourires et leurs yeux brillants.


Investissez les lieux, mon corps, mon esprit et mon âme encore. Approchez vous, installez vous, soyez fiers si c’est ainsi que vous le voyez, fiers d’avoir forcé les portes et levé les barrières.

Elles n’étaient pas cadenassées mais est-il vraiment besoin que vous le sachiez ? Bien sur que tout est ouvert. Il n’y a plus rien derrière à toucher ou voler.

Entrez, entrez. Pensez si vous le voulez avoir bataillé pour accéder.


Mon intérieur est un lieu désolé. Dévasté. Mutilé peut-être pourrait-on penser.


Il paraissait tenir une façade élaborée, d’amabilité sereine et détachée. Il ne jouait rien. Montrait tout. Car il n’y avait rien.

Il répugnait à parler d’intimité. Non que cela lui déplaisait. Lui aurait déplu. Simplement, il avait du mal à l’envisager. Quelle intimité, avec quelle densité, quels recoins qu’il aurait pu préserver ?

Il l’espérait. Il l’appelait. Le terme, il se forçait parfois à l’employer. Dans les premiers sens, les plus évidents. Sans conviction ni sentiment. Quelle intimité sans épaisseur ni densité ?


Oh, on aurait pu dire intimité quand il était ainsi à disposition de qui voulait bien s’approcher. Une intimité détachée. Sans enjeux, pour dire vrai. Que risquait-il d’une vulnérabilité presque extérieure à lui même, si détachée qu’il s’en sentait étranger ?

Ce n’était pas question de qui, de comment ou de moments partagés. Mais de lui, de vide et d’incapacité.


Tout cet éloignement. Même pas lié aux gens. Un détachement généralisé. Hors d’atteinte de tout ce qui aurait pu toucher. Il ne disait pas. Laissait les moments se construire, espérait à chaque fois. Et les voyait invariablement se finir. Il finissait par partir, faute de pouvoir tenir.

Car sur ce qu’ils en voyaient, sur l’intimité à laquelle ils accédaient, combien les autres se méprenaient… Pouvaient s’être mépris. Il tentait, chaque fois, de les prévenir. De dire qu’il n’y avait, au fond, rien à attendre et rien à saisir. Que rien ne battait au dedans qui pourrait répondre à des espoirs et des sentiments.

Ils pouvaient l’aimer, l’entourer, l’accompagner. Il restait inerte et à la longue vaguement agacé. Car il fallait alors leur répéter, leur dire et leur montrer. Les blesser, tout prévenus qu’ils avaient été.

Il répugnait à parler d’intimité, car le terme semblait mal choisi, si peu cohérent avec sa vie.


Il se demandait simplement quand le monde et lui recommenceraient d’être intimes.