Je ne vous cache pas que les journées pouvaient être longues et les nuits agitées. Ce n'est pas sans y laisser de plumes et de peau qu'on soigne les corps et soude les os. Mais j'étais la sorcière et faisait mon boulot. Qu'importe s'il consistait à tuer des hommes à petit feu ! Car nous ne nous faisions pas d'illusions sur la destinée de ceux que nous remettions sur pieds. Et de fait il est souvent arrivé de les voir nous être retournés sur leurs boucliers. Cette expression d'ailleurs est une belle idiotie ; dans l'état où étaient arrivés les nôtres, toute arme au porteur évacué était d'office attribuée au premier qui se présentait. Le fer manquait plus que la viande.

Avec le temps la guerre s'allongeait, escarmouches se multipliaient et les troupes s'enlisaient. L'ardeur du départ avait fait place à cette résignation qui tâchait de ne pas voir au delà du prochain repas. Mais les scènes croisaient empêchaient beaucoup de trouver le repos et j'ai vite appris à multiplier les boissons. Du rêve pour les jours de ceux qu'on opérait, du néant silencieux pour les nuits de ceux qui repartaient.

J'étais la sorcière et s'ils me craignaient à mots couverts, il m'adoraient pour ces remèdes. Avec moi l'armée allait mieux, quitte à ce que les individus qui la composent ne vivent pas plus vieux.

Avec le temps ma réputation s'établit et nombreux me demandèrent infinie variété de services. Aux femmes qui n'avaient pas bien compté, je fournissais des potions dangereuses qui évitaient l'accoucheuse. Aux multiples tracas de la vie je répondais à l'envie, soignant des terreurs aux rages de dents.

Avec le temps bien entendu, de tels talents furent bien reçus et se firent connaître en haut lieux. Un soir à la nuit tombée c'est un homme qui gratta le pan de ma tente partagée. Quelques unes se réveillèrent, mais il demandait déjà la sorcière. C'est à l'air libre et sous les étoiles qu'il me fit par de la mission, n'osant peut-être pénétrer dans l'antre aux potions ; je ne pouvais l'en blâmer, ayant déjà eu du mal à trouver une place, acceptée parmi des collègues qu'effrayaient les hommes salaces. Devant la tente de campagne, il me fit part de ses plans. Tandis que dormaient mes compagnes, j'acquiesçais doucement.

Il est vrai que la guerre s'enlisait, que des semaines étaient passées sans qu'une action ne puisse renverser l'état de fait. Il lui revenait d'agir et -car il était officier- de mobiliser pour cela les meilleurs éléments.

Quelques hommes triés aux talents éprouvés. Quelque chose de discret qui n'alerterait l'autre camps qu'alors qu'il ne serait plus temps. En coupant quelques têtes et fauchant quelques documents, on pouvait semer en face une pagaille de tous les diables.

Mais telle mission était osée. Il se pouvait même qu'elle soit hors de portée d'un groupe qui se devait d'être à la fois efficace et discret. Il les fallait plus fort, il les fallait plus vifs, il les fallait capable de tout accomplir sans perdre ni vigueur ni sang froid.

L'entreprise était difficile, il était rare de devoir autant cumuler. Calme et vitalité, endurance et puissance... Seule marge de manoeuvre, il n'était pas obligatoire que les hommes en reviennent indemnes ou tout court, tant qu'ils accomplissaient ce qu'il fallait.

J'acceptais de concocter de quoi pousser à bout une poignée de mes frères, de les droguer pour une nuit quitte à les faire aller trop loin. Ne pouvant plus trouver sommeil, je relançais le feu et réfléchissais mélanges et dosages, tachant de ne pas penser humains et visages.

Il avait raison ce capitaine, la guerre n'avait que trop duré et puis qu'était-ce que la mort de quelques uns pour éviter toutes celles d'après demain ? Refoulant mes larmes je fourbissais mes armes ; fioles et cuillères, herbes et panières. Enfin je pu remettre au matin une bouteille au capitaine, en échange des noms de ceux qui partaient. Il s'agissait pour la sorcière employée de garder à l'oeil ceux qui peut être en reviendraient. Il s'agissait pour la femme effondrée de trouver à compenser la mort qu'elle offrait.

Sur une dizaine partis au soir, trois revinrent au matin. Hagards, fourbus et terrassés, incapables de trouver le moindre repos au matin. Je les installais à l'écart sous la tente de soins ; deux seuls trouvèrent un sommeil qui ne fut pas le dernier. Je les berçais en pleurant la folie des hommes et leur amour des charniers. Ils eurent beau me dire avoir choisi, je n'étais pas certaine que la récompense en vaille le prix ; à leurs familles on envoya médaille et solde, petite prime qui ne ruinerait pas l'état major qui chaque jour passant s'assurait mieux la victoire.

On remit à la sorcière une bourse identique avec un regard qui en disait long sur le silence à maintenir. On s'écartait un peu plus de moi dans le campement, tout en se félicitant du tournant pris par la guerre.

Un capitaine rationnel, dix hommes de talent et une sorcière habile aux mélanges avaient permis la victoire après de trop longs mois.

Bien sur il restait des blessés et certains gradés auraient apprécié m'avoir à demeure, envisageant déjà quelques idées d'applications au quotidien. Mais pour moi la guerre était finie sur ce terrain, finie par la victoire d'un camps qui n'était pas particulièrement le mien. Me restaient des combats personnels en une acceptation qui promettait d'être longue à venir.

Au commencement de la repentance seraient les routes, qui m'avaient jetée là et m'en chassaient. Au commencement seraient les routes et pour étapes ces dix adresses à visiter.