Certes ils avaient tous une place attribuée, un rôle dont il est toujours difficile de s’échapper tant les groupes amicaux contraignent et normalisent, offrent une place et imposent souvent d’y rester.
Lui avait le rôle peu gratifiant du lourdaud, du boulet de la bande. Celui qui faisait tout moins bien ou plus ridicule, qu’on attendait au tournant, dont on connaissait d’avance toutes les bourdes -et qui n’en manquait pas une.

Ils ne se privaient pas de le railler, surtout si c’était pour y placer un bon mot, quelque blague bien tournée ; il s’agissait moins de faire mouche sur une vérité que de briller soi même en société.
Essentialisaient ses bourdes, leur présence évidente et leur absence étonnante. N’en soulignaient que mieux chaque exemple, chaque maladresse expliquée par ses amis comme disait Montaigne du sien, « parce que c’était lui ».

Il opposait un détachement un peu blasé, habitué comme l’étaient leurs commentaires parfois plus réflexes que réellement motivés.
Restait en retrait, tant il est vrai que le premier plan l’avantageait rarement –quand il passait au devant de la scène, c’était plus souvent sous les quolibets que les applaudissements. Il était avec eux plutôt silencieux, s’animant lorsque les sujets de conversation devenaient familiers abordaient temporairement les quelques domaines où lui était reconnue quelque légitimité.

Pour le reste il se taisait, n’écoutait même pas plus qu’il ne fallait –tous ces sujets finalement presque étrangers où si peu de place lui était allouée- et tenait son rôle sans faillir –arrivait en retard, un peu débraillé parfois, les chaussettes dépareillées, les échecs avoués.
Rôle incorporé à devenir essence et nature ou tendance innée magnifiée par la place imposée, il en résultait ce mélange de maladresse désabusée qui laissait souvent dire et répondait parfois de brefs éclats agacés. Auxquels eux faisaient face mi gênés, mi riants, peut-être conscients de l’inconfort de ce presque harcèlement finalement, mais plus souvent amusés des ce manque flagrant d’humour à des remarques habituelles et badines.
Heureusement ne se révoltait-il ni très fort ni très souvent, ni très longtemps ni très violent.

Bien sur que c’en était parfois à bouillir ! Réveille toi, reprends-toi, détrompe les et montre-leur, aurait-on eu envie de lui dire. Pas toujours facile à faire, surtout du point de vue d’un intéressé qui s’y trouvait plongé depuis des années.

Il se sentait parfois comme ces acteurs ayant trop bien réussi dans un rôle –ici plutôt du clown que du héros- et qui s’en trouvent incapables de varier, au moins autant du fait d’un jeu trop incorporé que du regard porté par un public habitué.

Bien sur il y avait quelques avantages. Toute bourde était acceptée, reconnue comme une spécificité personnelle et vite oubliée, fondue dans la masse de ce qu’on se représentait être sa personnalité –après tout c’était lui, il fallait s’y attendre et ne pas s’en formaliser, littéralement tout son comportement l’était déjà, normé, fixé, cadré. On éprouvait peu de curiosité face à un statut connu de tout un chacun.

Mais en contrepartie, hormis ces quelques sujets où il était reconnu, toute ou presque crédibilité lui était sans cesse niée. L’adolescence et sa sortie, l’adulescence semblaient encore aggraver cet état de fait. Les autres grandissaient, discutaient politique et conquêtes, réussites et défaites de vies d’adultes qui s’ébauchaient, paradaient au bras de beautés, contaient leurs expériences et leurs projets.
Ces domaines lui semblaient tacitement refusés ; lui semblait le plus souvent docilement s’y conformer. Il avait parfois quelque chose de l’enfant ayant intégré les règles imposées par les grands. Ceux qui se prétendaient tels avaient d’ailleurs la même indulgence amusée pour ses rares tentatives d’entrer dans leurs domaines accaparés. Ils avaient grandit ensemble et semblaient l’avoir laissé à la traîne, éternel cadet, le frangin qu’on traîne et qui ne connaît encore rien à la vie.

Pour se refaire –comme au poker- il lui faudrait partir, songeait-il parfois en caressant une idée difficile à concrétiser. Ils avaient beau le limiter, le cantonner à cette place assignée du moins y était-il attendu, reconnu, entouré. Il est difficile de s’arracher, même s’ils connaissaient tous ses coups, voyaient clair à travers ses bluffs et l’empêchaient de bifurquer. Il était plus facile de serrer les dents et parfois les paupières, de s’évader sur place en plongeant dans d’autres passions, en s’y restreignant, en s’y concentrant, refusant d’envisager plus loin.
Sans doute lui eut-il fallu quelque coup de pied au cul ou même une main tendue, sans pitié ni moquerie.

Pour mieux faire il leur faudrait grandir, ne songeait-il pas assez souvent ni clairement, tant pourtant le temps aide à l’aplanissement des rôles et des assignations dans ces groupes figés depuis l’enfance. Le temps dissout d’ailleurs en partie desserre ces groupes aux membres un peu toujours rivaux, agressivité amicale et parfois difficile à vivre, complicité qui s’étiole un peu en devenant grand, à mesure des départs et des déménagements, des filles et des pièces rapportées qui rejoignent les pairs, agrandissent et reforment la bande.

Mais sans rupture, oserait-il s’afficher une donzelle au bras ? Il observait vaguement ses pairs parler d’eux-mêmes, exhiber des filles, supportant les railleries sur son célibat. Et puis ces filles aussi, où les trouver ? Tout ça semblait parfois bien délicat.
Il observait ses pairs parler d’eux-mêmes, de leurs réalisations, de leurs missions. Acquiesçait aux conseils un peu commisérants de ceux qui lui vantaient telle ou telle orientation, l’assurant –puisqu’il semblait avoir du mal à le savoir de lui-même- de ce qui serait bien pour lui, ce qui lui conviendrait, voire ce qu’il aimerait.
N’en savait rien, disait qu’il s’en fichait.


Pas moins brouillée sous ses airs délurés, elle songeait pensivement à le kidnapper.