Récits vagants

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Lettre d'amour

Ça n'est pas sans tristesse que je mettrai fin à cette relation. L'idée, l'expression même en est hideuse mais c'est, je crois, bien ainsi que ce peut être dit.

Nous nous séparerons, de ma volonté ; je te quitterai mais pas si volontiers. J'ai conscience, peut-être autant que toi, du gâchis de se séparer. De la chance de pouvoir passer du temps à tes cotés.

Je sais stupide d'être incapable d'en profiter, d'en profiter comme il faudrait, de t'aimer comme je devrais. Comme tu le fais.

Il est terrible, tu sais, de reconnaître cette incapacité, qui reconnaît d'abord tes qualités. Rares, éprouvées. Et prouvées. Bien sur je t'aime et t'ai aimé. J'ai pour toi cette affection sincère et prolongée, la tendresse et l'attachement bien ancré. Mais pour autant, légèrement distants. Je sais à quel point tu es bien et tout à la fois ne peux que reconnaître n'être pas amoureuse. Ne l'être plus peut-être. J'aime autant croire l'avoir été un temps, plutôt que juste illusionnée -même si reste le souvenir, tout du long, de ce froid d'arrière-fond bien ancré, la distance au sein même de la romance.

Disons cependant que je t'ai aimé, si tu veux bien, j'y tiens. Que tout n'aie pas été que rêves, élucubrations tristes quand la solitude rencontre une illusion possible. Il t'a été, un temps, possible de faire illusion. Il m'a donc été un temps possible de t'aimer. J’eus aimé que cela dure plus longtemps -que cela grandisse, évolue mais dure en continu. Jusqu'à la fin des temps, au moins, évidemment.

Je m'en vais donc et vais alors reprendre la route. Je te laisse nos amis communs -ils étaient, après tout, tiens avant d'être miens même si je suis entrée dans leur vie avant de débouler dans la tienne. Et même si tu en as d'autre, même s'ils sont mon seul appui dans ce coin de pays, tant pis. J'ai la route comme amie, j'ai le départ qui souffle encore sur mes histoires et l'envie de bouger vient toujours aider à sécher les larmes versées. Je pars sans toi, je serais partie qu'eux aient été là ou pas.

Je ne doute pas que tu retrouveras bientôt quelqu'un, pour le cul ou plus sérieux, selon ce que tu trouveras mieux. Tu n'es pas du genre à garder la place froide trop longtemps, quitte à la remplir sans y penser trop sérieusement.

Je te la souhaite bien faite. Car tu es particulièrement attirant, du genre qu'on ne refuse pas de mettre dans son lit. Je te la souhaite bien faite, qu'elle se sente un peu moins dépareillée que je ne l'étais à tes cotés. Tu mérites mieux, ne serait-ce que pour l'aspect harmonieux.

Tu trouveras certainement, pour un temps ou plus longtemps. Durablement si vous l'envisagez tous les deux sérieusement. Tu es après tout sacrément attachant.

Je te souhaite une fille belle et bien faite, qui t'aimera sans prise de tête. Qui n'accordera pas une importance démesurée à ce que tu considères -à juste titre- être des détails. Qui vous évitera ces engueulades et incompréhensions qui étaient notre lot quotidien, bien plus que la passion. Je ne te souhaite pas plus la passion que tu ne sembles la chercher. Mais un attachement honnête, sûr et bien accompagné.

Je garde mes idylles et rêveries inavouées, les envies fantasques de complicité. Tu estimais tout à fait assez, suffisante celle que l'on partageait. Elle me semblait, malgré les années, moins belle et réelle que la première trouvée chez une conquête de quelques semaines.

Je te souhaite une fille qui te causera moins d'embarras. Personne d'aussi généreux et de bonne foi, bien qu'un peu maladroit, ne mérite les crises et les disputes que tu trouvais avec moi.

Je te souhaite d'être plus heureux que je ne l'ai été -surtout sur la fin-, je la souhaite plus sereine et confiante, moins fantasque que je ne l'ai jamais été. Moins sensible, sans doute ; comme en tous les excès nuisent et je sais tirer de là et l'incapacité d'aimer et la distance que tu soulignais.

Je remballe mes insatisfactions mal énoncées, mes rêves et mes incapacités. Je n'avais pas grand chose à t'offrir que ces lacunes déjà citées ; j'ignore comment tu as pu t'en contenter. Comme d'autres me l'ont dit déjà, tu jugeras peut-être plus tard que tout est mieux ainsi, que rien de bon ni durable ne serait sorti de cette relation pleine de froids et de conflits, d'essais et de blessures morales, réciproquement glaciales.

Tu ne les concevais pas ainsi, bien sur, pas autant que moi malgré les tentatives d'échange à ce sujet. C'est pourquoi il fallait que j'atteigne les limites, que je songe à te quitter et te le dise pour que tu en mesures peut-être enfin la gravité. Encore songeais-tu parfois la menace en l'air, faisant partie de mes airs et du drama.

Je te détestais, et me méprisais de devoir en arriver là. Toi d'être incapable de sentir le problème avant que je n'y mette de gros mots, moi d'être si violente et si poreuse à tes coups et tes défauts. De sembler exagérer, d'avoir l'air de faire du théâtre à chaque mot un peu haut.

Alors je reprends mes cliques comme j'ai repris mes sentiments. A regret, sur la défense et en rampant. Comme ces bêtes qui vont se terrer, lécher leurs plaies seules au terrier.

Sans doute que tu seras triste et dépité. Nul doute que tu en resteras un peu blessé. On revient toujours amoché de ces histoires d'amours terminés. J'en suis d'avance désolée.

Mais pour autant ne peux que me sauver -m'esquiver, quitte encore à me condamner.

Damnation paysanne

La nuit ne tardera pas à tomber mais le crépuscule ne semble pas arrêter la silhouette qui sort du village d'un pas régulier. Bottes plissées, bâton poli, besaces et couche de poussière indiquent le voyageur, sinon le vagabond -pas tout à fait assez de haillons pour être qualifié par ce dernier.

Les rayons du jour mourant éclairent le visage fin mais las d'un homme relativement jeune. Des plis et rides marquent une peau tannée, que l'on devine plus souvent au vent et au soleil qu'entre les murs et sous les ombrelles.

Un soupir, un peu artificiel, en dépassant les dernières maisons du village. Vrai qu'il aurait pu faire bon de rester la nuit à l'auberge. Mais il régnait dans le village une ambiance un peu oppressée, visible dans la hâte avec laquelle chacun, le soir venu, claquait ses volets, se claquemurait chez lui. Quitte à payer l'auberge c'est pour y passer la soirée à boire et parler, entendre les aventures des voyageurs de passage et non pour aller se coucher dans un établissement quasi vide, tout juste bon à servir quelques bières éventées lorsque les paysans rentrent du champ. Une ambiance un peu morose, il n'en faut pas plus pour dissuader le vagant de s'arrêter. Continuer, camper sous les étoiles durant la belle saison reste d'un des plaisirs avoués de ceux qui arpentent les chemins et la moindre excuse est bonne pour séjourner seul au dehors.

Le regard habitué cherche un arbre, un bosquet au devant, qui puisse offrir pour la nuit un abri presque aussi confortable qu'à l'auberge et bien plus sympathique. La nuit ne gêne pas les vagants qui savent par habitude qu'elle ne recèle rien de plus que le jour, sinon les peurs artificielles que chacun s'y crée. Ceux qui marchent assez longtemps finissent par ne plus s'encombrer de ces pensées bien inutiles pour avancer.

La route longe les champs soigneusement fauchés. Les bornes blanches délimitant les propriétés semblent luire dans le début d'obscurité. Parfois en marchant il a distingué, plus loin dans les champs, quelques silhouettes discrètes, furtives. Si la plupart des paysans se couchent avec la nuit, certains semblent profiter de l'occasion pour améliorer l'ordinaire de quelques prises braconnées. L'habitude est trop partagée par les voyageurs, surtout ceux couchant dehors, pour que l'homme y voie quoi que ce soit à redire.

Mais ici il ne perçoit aucun mouvement ; à croire que le gibier manque ou que les récoltes abondent au contraire au point que les risques du braconnage ne soient pas nécessaires. Il se questionne encore sur cette absence quand la apparaît la masse sombre d'un petit bois le long du chemin, non loin. Le regard se fixe dessus, savourant la halte prochaine.

Et se détourne aussitôt sur la droite où une longue plainte vient de se faire entendre. Lamentation lugubre, franchement désespérée, qui ne ressemble à aucune plainte animale qu'il puisse connaître. Le voyageur ralentit le pas, cherchant à deviner, préciser l'origine du cri. Devant lui, dans les champs uniformément ras, il distingue une silhouette. Un homme, vêtu de toile épaisse, qui s'approche de la route. Le visage que l'on distingue semble égaré, effaré. L'apparition plaintive porte dans ses bras l'une de ces grosses borne de pierre blanche, sommairement taillée, qui délimitent habituellement les parcelles.

Le voyageur n'ignore pas les véritables guerres qui opposent parfois certains paysans voisins quant à la délimitation de leurs terrains. Déplacer les bornes peut valoir l'anathème mais fait partie de ces us et querelles qui remontent parfois sur plusieurs générations, de sorte que plus personne ne sait très bien où se situaient les démarcations initiales. On dit dans les campagnes que certains recourent à des sorciers, maudissent les impudents qui ont osé y toucher pour rogner le terrain du voisin. Que les châtiments sont terribles et condamnent les coupables à mourir jeunes, perdre leurs fils ou errer sans fin loin des paradis divins.

On estime chez les vagants qu'une telle peur bien entretenue, de magie noire et de vengeances terribles, permet sans doute d'assurer un peu plus la stabilité des bornes en question. Sans doute pas une mauvaise affaire donc.

Mais si les bornes sont en général déplacées de nuit, comme il soupçonne l'homme de le faire ici, il s'agit en général d'un travail discret, qui se doit d'être sans témoin. Peu semblables aux lamentations bruyantes de l'apparition, que l'on doit entendre du village même. Car les cris ne cessent pas et s'intensifient à mesure que le paysan s'approche du voyageur, semble s'adresser directement à lui :

- Où faut-il la mettre ? Où dois-je la poser ?

Longs cris qui semblent faire peu de sens. Dans l'obscurité -seules les étoiles éclairent le ciel néanmoins très clair-, la silhouette en peine semble blafarde, presque translucide. Sans doute un effet des étoiles et de la nuit s'il semble aussi uniformément blanc. Sans doute parce que l'obscurité ne permet pas d'en bien distinguer les pied qu'il semble presque flotter au dessus du sol.

Et sans relâche, il reprend sa complainte, fixant le voyageur qui sent, malgré lui, sa nuque se hérisser. Il y a quelque chose d'inhabituellement effrayant chez ce paysan errant la nuit, comme pris de folie, abordant les inconnus avec sa pierre et son cri.

- Où dois-je la poser ?

Le cri se fait impérieux, il s'adresse sans le moindre doute au voyageur qui a eu l'imprudence de s'arrêter écouter. Les vagants font rarement des juges qualifiés de ces querelle de terres et de clochers ; mais on n'arpente pas les chemins sans acquérir un solide sens pratique et la capacité à répliquer sans s'étonner de rien.

Le voyageur hausse donc les épaules, un peu entravé par ses sacs. Fixe le paysan pâle dans les yeux -sans doute encore un effet de la nuit s'il lui semble quasi voir à travers lui, discerner les arbres qu'il visait plus loin sur le chemin. Sa voix reste mesurée, un peu détachée, sa réponse n'étant qu'un peu de bon sens ignorant tout du problème pour lequel il est sollicité :

- Où tu l'as trouvée, sans doute.

Devant lui, le paysan se fige soudainement. Les cris font face à un silence ébahi. Un sourire, timide, comme s'il refusait de croire aux quelques mots tout juste prononcés.

Le vagant n'attend pas vraiment de remerciement ; le vent s'est levé brusquement et semble prévoir de la pluie puisqu'il apporte d'épais nuages qui masquent rapidement les étoiles. Il tarde au voyageur de gagner l'abri des arbres et il n'attend pas l'éventuelle réponse de l'autre ahuri pour le contourner et recommencer à avancer.

Après seulement quelques pas la voix lui parvient cependant, mais comme de très loin, portée par le vent :

- Où je l'ai trouvée... Oui, oui, bien sur oui merci !

Le voyageur se retourne pour saluer l'illuminé... Qu'il ne discerne même plus, alors qu'il n'a pas fait plus de quelques enjambées. Comme évaporé. Allez savoir, pense-t-il sans trop s'en formaliser, que prétend comprendre le vagant aux manières et mystères des paysans...

Stéphane Mallarmé - Brise Marine

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…
Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots !

Stéphane Mallarmé, "Brise Marine", Poésies, 1913

Aimer et partir (2/2)

Mais autre, au moins. N’étant plus le quotidien qu’il venait de quitter, quitte à vite s’y retrouver.
C’est le mouvement qui me porte, le changement qui importe, avait-il coutume de dire ou penser –tant il est vrai que tous n’étaient pas prêts à l’entendre ou l’accepter.


Alors le plus souvent ne disait-il rien. Il s’éclipsait silencieusement d’un lieu, d’un monde occupé temporairement, arguant s’il le fallait d’un emploi, de projets pour là bas, d’amis plus anciens que ces connaissances de contextes et d’un temps.


Bien sur, ce cas là était différent. Dire à ceux qu’il avait élus, ceux qui l’avaient bien voulu parmi eux, l’attendaient et l’appréciaient. Dire à celle qu’il aimait et qui lui semblait attachée… Leur dire quoi ? Leur dire qu’il s’en allait, qu’il allait… Il ne pouvait plus prétendre retrouver d’autres proches et d’autres amis, non plus même qu’un emploi qui l’aurait plus attiré.
Il avait ici de quoi bâtir ses projets, bien entouré tant professionnellement que personnellement. Il avait tout pour se fixer, s’installer et construire dans la durée ces idées qui lui tenaient à cœur. Car il avait des idées, des projets et des envies de rester.


Simplement, il n’était pas certain de vouloir tout de suite les mettre en pratique. Il estimait qu’il aurait bien le temps de se fixer, de s’installer. Bien sur, lui répliquait-on, mais aussi celui e bouger. Il pouvait bien se poser, ne serait-ce quelques années, bâtir un peu ses projets, s’entourer de ceux qui le souhaitaient, de ceux qu’il souhaitait.

Puisqu’il accédait maintenant à un contexte existant, qu’il avait cherché longuement et n’avait plus qu’à saisir, à vivre intensément. Le temps qu’il durerait, puisque rien n’est éternel ; après repartirait-il !

C’est vrai, pertinent et évident reconnaissait-il, s’ancrant du mieux qu’il pouvait dans ses proches et ses projets. C’est vrai, il avait longtemps couru après un tel contexte, qui lui permettrait de se réaliser, de n’être pas dans un provisoire atteint plus ou moins par hasard. Car il s’était auparavant un peu baladé, un peu balloté, de villes en territoires et de potes en connaissances. Sans grande raison ni fondement, arrivant là sans l’avoir voulu vraiment.
Ici c’était différent. Il avait voulu venir, sachant trouver ceux qu’il aimait et de quoi vivre ses projets. Il avait voulu venir pour s’installer et durer.


Pourtant, à peine arrivé déjà l’envie d’ailleurs le reprenait. C’en était à désespérer. Quand, finalement, s’arrêterait-il ?

Ou du moins, puisqu’il était décidé, contre vents et marées à se fixer, à tout faire pour un peu durer, quand donc cesserait l’appel, ce désir lancinant d’un ailleurs, n’importe où et au devant ?


Alors il la serrait plus fort, s’enfouissait contre son corps. Riait plus fort et reprenait un verre encore.
Inquiétait parfois, dans ses tendances à en faire un peu trop. En privé, inquiétait aussi par ses passages à vide un peu maussade et déprimé. Par ces moments où il s’accrochait à elle, en plein tourments. Il avait pleuré, une fois, dans ses bras ; elle s’en était durablement alarmée.
Bien sur ne comprenait-elle pas, ne comprenaient-ils pas. Comment dire je t’aime, dire je vous adore mais pars encore, vous quitte de ce pas ou le ferai bientôt. Quand je ne sais pas, mais suis sur de le vouloir déjà… Comment envisager aimer et souhaiter quitter tout à la fois ?


Il ne savait pas quoi faire de ces pulsions là. Fatigué parfois, refusait d’y penser et ne souhaitait que se laisser aller, au sommeil ou à l’ivresse, de l’alcool et des rires ou du corps et ses plaisirs. Ne souhaitait que ce qui pourrait l’apaiser, ne fusse que momentané. Il était las de la tension, de l’écartèlement permanent nourri de l’insatisfaction. Quand cesseraient donc les questions ?
Il l’ignorait, se contentait de fixer aveuglément le plafond sans passion, de tourner en rond seul entre les draps, ces soirs où il regrettait que la femme ne soit pas là. Sa présence au moins détournait l’attention, laissait de coté les questions.

Bien sur elle ne les réglait pas ; d’ailleurs elle finissait toujours par repartir, le laissant seul à ces questions qui n’en attendaient pas plus pour resurgir.


Sans parler de la moindre tension, la moindre déception. Il l’aimait, plus qu’il ne l’aurait parié initialement. Comme tout un chacun et toute relation, ils avaient aussi ces moments de froids, quelques désaccords jamais bien graves ni durables qui sont le propre de tous ceux qui entrent en relation.
Ces moments pouvaient être facilement surmontés. Mais dans son cas, n’en faisaient que nourrir et provisoirement renforcer l’envie, le besoin de partir.


D’un jour sur l’autre, lui-même en devenait indécis.

Il avait tout ici, estimait-il non sans raison, ne pouvait que rester tout y incitait. Il s’agissait alors de résister, c’était sans doute comme arrêter de fumer, question de raison et de volonté. Tout y poussait.


Alors il s’accrochait, serrait les dents et dessinait en pensées la courbe des épaules qu’il aimait embrasser, se remémorait les murmures tendres avoués. S’accrochait à l’idée de la prochaine soirée, des bons moments passés qui se renouvelleraient, il le savait.


Et ne pouvait, pour autant, pas s’empêcher de chercher et de répondre à ces opportunités qui l’éloigneraient. Pas s’empêcher de rêver à des ailleurs et des lointains qui l’appelaient.

Aimer et partir (1/2)

Bientôt lui faudrait-il repartir. Il en prenait conscience, un peu douloureusement. D’autant plus amèrement lorsqu’il passait ses doigts dans les cheveux longs, dont la brillance le fascinait, de la femme qu’il tenait dans ses bras.

Il respirait son odeur, conscient de sentir s’emballer un peu son cœur, haleter au contact purement physique de sa peau contre la sienne. Il savait bien être attaché. La désirer, physiquement, c’était évident –qui ne l’aurait pas fait ? Mais loin, si loin de résumer ce pourquoi il y tenait. Au-delà du désir, c’est bien sa présence même à ses cotés, régulière, évidente à laquelle il s’était habitué au point de ne plus trop bien savoir comment s’en passer.

Elle le faisait rire, avait souvent solution à ses problèmes, de cette gentillesse évidente, désarmante. Où il hésitait, louvoyait à lui demander un service elle balayait ses craintes d’un sourire et de ce haussement d’épaules qui lui était devenu familier, disait « c’est normal et ça me fait plaisir ».


Il l’admirait. Profondément, sincèrement impressionné. Il ne se lassait pas de toucher, d’arpenter son corps splendide, sculpté de volonté. Il ne revenait pas de percevoir parfois le désir réciproque sous ses doigts, ne se faisait pas à l’idée qu’elle pouvait avoir voulu de lui. Ne s'habituait pas, chaque jour, à ce qu'elle veuille de lui.

Il était plutôt heureux à ses cotés.


Et pourtant, pourtant ne pouvait-il s’empêcher de penser à partir. Lorsque le désir le prenait, il semblait plus insidieux mais presque plus puissant, plus impérieux que celui, vital et vivant pourtant, qui lui faisait poser sa main sur la peau tiède de la femme…

Lorsque le désir de partir le prenait il essayait de raisonner, de résister. Il se disait qu’il avait ici tout ce qu’il pouvait souhaiter. L’emploi, au revenu confortable, un toit et même une table. La présence d’amis à qui il manquait lorsqu’il s’éloignait, manquait une soirée, une sortie qu’ils organisaient.

La présence aussi, combien précieuse et mesurée au quotidien, de la femme qu’il aimait, avec qui il était bien. Il savait que ce n’était pas rien, ayant essayé, décliné ou vu échouer d’autres relations. Puisque aucune ne lui semblait vraiment frôler la perfection, il avait pensé ne jamais pouvoir y trouver ne serait-ce que satisfaction.


Il l’avait trouvée ici pourtant, tout à fait soudainement. Il avait trouvé et des amis avec qui souhaiter passer du temps et cette femme qu’il se surprenait à aimer. Ni les uns ni l’autre n’étaient vraiment parfaits, pas plus que lui en effet. Etonnamment leur présence l’enchantait, lui plaisait tout à fait.

Mais n’avait jamais réussi à le satisfaire tout à fait. N’est ce pas ce qu’il fallait déduire, disaient-ils, de ses envies récurrentes de partir ?

Il secouait la tête, ne sachant trop quoi répondre ni où commencer à comprendre. Même lui était un peu perdu, un peu démuni par ces pulsions brûlantes en lui, qui disaient l’ailleurs et l’attrait du mouvement, l’éloignement de ce qu’il connaissait… y compris de ceux qu’il aimait.


Bien sur qu’il les aimait. Qu’ils contribuaient à son bonheur, aux sourires quotidiens portés sur le chemin. Qu’ils étaient ceux qui le faisaient rire et qu’il aimait retrouver.

Bien sur qu’ils n’étaient pas parfaits, pas plus que lui ne l’était.

Bien sur qu’il aurait toujours espéré mieux, qu’il lui semblait difficile de se satisfaire de ce qui n’était pas vraiment, pas totalement ce qu’il cherchait.

D’autres s’en seraient contentés, toute la raison y poussait. Trouvant, pourquoi pas, dans leurs distances et leurs différents les sources mêmes d’un enrichissement. Lui-même y ressentait surtout déception, frustration. Il les aurait voulu plus ceci, moins cela… -mais alors sans doute n’auraient-ils plus voulu de lui, duquel il y avait à redire aussi.


Mais même cela, cette insatisfaction chronique, toujours un peu latente, n’était pas le cœur de ce qui le poussait à partir.  Même aimé, entouré au point d’avoir consciemment décidé de rester, d’en profiter, il ne pouvait pas s’empêcher de vouloir partir. Pas tant pour les quitter, quitter ce qui le retenait, que bien plutôt pour aller ailleurs et découvrir, ouvrir les yeux sur de nouveaux horizons, rencontrer, cesser de tourner en rond. Ou du moins d’en avoir l’impression.

Il ne voulait partir ni pour fuir ni pour trouver mais partait pour partir, pour le mouvement presque plus que tout le reste, l'éloignement et la nouveauté, le renouvellement et les échappées.


Il luttait contre l’appel, enfouissait sa tête et ses pensées dans le giron de la belle, s’ancrant dans sa présence comme si elle pouvait lui être réellement moins prison que délivrance.
Il voulait rester attaché, fixé. Il voulait qu’en l’attachant, l’entravant, ils œuvrent à son soulagement. Il voulait être libéré de l’appel, l’appel incessant qui non content de lui ronger les sangs finissait souvent victorieux, l’arrachant à son quotidien pour le voir se catapulter de lui-même dans un autre, jamais vraiment plus intéressant. Jamais non plus correspondant à ses rêves inconstants.

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